L’Agence Internationale de l’Energie vient de publier son rapport sur la consommation et la production d’électricité dans le monde. La croissance a été de 4,2% et il est prévu une croissance moyenne de 4% pour les années 2025 à 2027. En trois ans, la production mondiale va progresser de 3500 TWh. Pour évaluer l’ampleur de cette augmentation, il suffit de rappeler que la production annuelle de la France a été ces dernières années en moyenne d’environ 500 TWh par an. Cette croissance est supérieure à la croissance de l’économie mondiale, malgré les efforts opérés dans de nombreux pays pour modérer leur consommation d’énergie. Le monde est donc entré dans une phase d’accélération de son électrification
L’évolution par pays révèle pourtant de fortes disparités. En 2024, l’augmentation de la consommation d’électricité en Chine a atteint 7% et on attend un ralentissement à 6% pour la période 2025-2027. Pour les autres pays émergents l’augmentation pour les trois prochaines années est également attendue à 6% par an, soit une accélération par rapport à la période 2015-2024 où la croissance annuelle a été de 5%. Ces chiffres montrent le fort décalage avec les Etats-Unis et encore plus avec l’Europe où les effets conjugués d’une plus faible croissance économique et du recul des industries fortement consommatrices (les secteurs électro-intensifs) ont conduit parfois à des baisses de production. En Europe, en dix ans, elle a chuté de 6% et on estime qu’on ne retrouvera le niveau de 2019 qu’en 2027.
Les principaux moteurs de l’électrification sont situés en Chine et dans les autres pays émergents d’Asie du Sud-Est. Entre 2014 et 2023, suivant les chiffres de l’Energy Institute, les productions d’électricité chinoises et indiennes se sont accrues respectivement de 72% et de 66%. La part de l’électricité dans la consommation totale d’énergie est aujourd’hui de 28% en Chine contre seulement 22% aux Etats-Unis et de 21% en Europe. Cet écart s’explique par l’évolution de la structure de la demande. Les efforts considérables réalisés par Pékin pour maîtriser le marché mondial des panneaux solaires dont la production exige beaucoup d’énergie ont contribué à l’augmentation des besoins d’électricité comme le succès des véhicules électriques et la construction des data centers.
Le changement climatique pourrait également contribuer à accentuer cette tendance. Les besoins en chauffage dans les pays développés de l’hémisphère nord devraient se réduire mais cela concernerait surtout les énergies fossiles qui sont principalement utilisées. A l’inverse, la demande d’équipements de climatisation partout dans le monde s’accroîtrait qui, eux, fonctionnent essentiellement à l’électricité. Les politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre, les avancées technologiques comme les conséquences du réchauffement climatique concourent donc, comme le rattrapage économique des pays émergents, à une croissance de la demande et de la production d’électricité dans le monde, même si celle-ci est inégale suivant les continents.
L’électrification, surtout dans les villes, est un facteur déterminant d’amélioration de la qualité de l’air puisque les particules fines émises par les moteurs thermiques, les usines et certaines installations de chauffage seront en diminution significative. Mais pour que ce progrès indiscutable s’étende aux émissions de gaz à effet de serre, il faut que les modes de production d’électricité eux-mêmes n’en émettent pas. Il est inutile de privilégier les véhicules électriques si l’électricité qui sert à les fabriquer et à alimenter leurs moteurs est produite à base de charbon.
Or les énergies renouvelables n’ont pas encore été en mesure de suivre l’évolution de la demande d’électricité là où elle était la plus importante. Quant au nucléaire, s’il connait un net rebond presque partout dans le mode comme en témoigne la décision du Japon de rouvrir certaines centrales mises à l’arrêt après la catastrophe de Fukushima, les délais de construction des centrales ne permettront pas de satisfaire en temps utile tous les besoins. Le développement des capacités des énergies renouvelables y contribuera mais comme elles sont intermittentes et souvent situées loin des zones à forte consommation, des investissements considérables sont à prévoir sur les réseaux de transport et de distribution. Mais, de toutes façons, des unités de production traditionnelles devront être prêtes à fonctionner quand les renouvelables seront à l’arrêt.
C’est pourquoi il est illusoire de croire que l’on va vers une extinction prochaine du recours aux énergies fossiles. Celles-ci sont pour longtemps encore indispensables à la production d’électricité. L’observation du mix électrique de ceux qui sont à la fois les principaux pays producteurs et ceux dont la croissance est la plus élevée conforte cette analyse. En 2023, suivant les statistiques de l’Energy Institute, 64% de la production électrique chinoise était assurée par les énergies fossiles, essentiellement du charbon. La situation est encore plus nette en Inde où 75% du mix électrique repose sur le charbon.
Les pays développés ont un mix électrique très varié. Les Etats-Unis ont recours au charbon et au gaz naturel à hauteur de 59% au total mais un basculement s’est opéré depuis dix ans avec une forte chute de la part du charbon, tombé à 16% et une montée rapide du gaz naturel, grâce à la mise en exploitation des nouveaux gisements de gaz de schiste. Le nucléaire et les renouvelables atteignent 40%. Les émissions américaines de gaz à effet de serre ont donc fortement reculé grâce à ce basculement mais on semble être arrivé à un pallier et la hausse à venir de la demande d’électricité, notamment avec la construction des data centers, pourrait entrainer un rebond de l’utilisation des énergies fossiles. Les encouragements du président américain en faveur de la recherche de nouveaux gisements tiennent probablement compte de cette situation.
La baisse de la consommation d’électricité en Europe reflète la stagnation persistante de l’économie et le mouvement général de désindustrialisation en cours. Les prix élevés de l’électricité résultant notamment des erreurs stratégiques de l’Allemagne contraignent les industriels « électro-intensifs » à réduire leur activité ou même à fermer des usines. Le recours aux énergies renouvelables du fait de l’intermittence et des investissements à réaliser sur les réseaux qui rencontrent souvent l’hostilité des populations concernées, a été trop longtemps considéré comme la solution appropriée. Une incertitude majeure pèse sur la capacité du continent à répondre aux nouveaux besoins nés de l’électrification tout en respectant ses objectifs en matière d’émission, alors que les institutions européennes ont adopté une politique volontariste en faveur des véhicules électriques qui n’a d’égale dans aucun autre pays.
L’électrification du monde, bien qu’inégalement intense selon les continents, est un phénomène irréversible et elle contribuera à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Elle apportera une réponse aux besoins générés par le recours aux nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle. Mais elle ne signifie pas la fin des énergies fossiles tant que des innovations majeures n’auront pas fait leur preuve dans le domaine du stockage ou de l’utilisation de ressources naturelles comme l’hydrogène ou les bio-carburants.
L’Europe doit prendre conscience de ces réalités. Le continent est l’un des plus faibles émetteurs de gaz à effet de serre, largement grâce à la composition de son mix électrique. Imposer aux Etats-membres des réglementations restrictives et trop complexes et un système des prix de l’électricité qui a découragé jusqu’à présent le recours au nucléaire affecte la compétitivité des entreprises et le pouvoir d’achat. Tout cela pèse sur l’activité sans apporter aucune contribution, bien au contraire, à la réalisation des objectifs annoncés en faveur de l’environnement. Le temps est venu de prendre conscience de la réalité et de sortir de ces contradictions.