Alors que la capitale chinoise s’apprête à accueillir les dirigeants des pays riverains du Pacifique pour leur sommet annuel, les familles profitent du soleil de l’automne et de ses derniers rayons pour se promener dans Beihaï Park, à l’ombre des saules qui bordent le lac et qui entourent la Pagode Blanche. Les grand-mères rayonnent de plaisir, les couples font des selfies avec leur dernier smartphone et leurs enfants, de moins en moins uniques, laissent éclater leur joie. Ainsi sont réunies les trois générations.
Celle de Mao n’a pas oublié la misère et les famines, qui succédaient à un siècle de violence, de guerres civiles et d’occupations étrangères marquées par des atrocités. Mais elle sait aussi que c’était peut-être le prix à payer pour redonner à la Chine son unité et sa souveraineté. Celle de Deng vient de connaître trente années de développement et d’enrichissement extraordinaire, peut-être unique dans l’histoire de l’humanité à cette échelle. Et quand ces deux générations regardent leurs enfants et leurs petits-enfants, ils ne peuvent imaginer que cette phase de progrès s’interrompe. C’est bien pourquoi ceux qui, en Europe notamment, prédisent des explosions sociales et la fin du « miracle chinois » se trompent. Que des tensions, ici ou là, apparaissent, c’est probable. Qu’elles dégénèrent et qu’elles remettent en cause les fondements de la société chinoise au point de casser son développement, c’est exclus car personne n’a oublié d’où vient le peuple chinois et ne propose de prendre le risque de retourner vers un passé de violence, de misère et de repli sur soi.
La richesse chinoise est aujourd’hui l’apanage de la génération Deng. Elle subvient aux besoins de ses ainés et prépare ses enfants à un avenir encore meilleur. D’où le dynamisme de l’économie chinoise : ceux qui en ont les moyens sont précisément ceux qui ont le plus de motifs de dépenser. L’Europe est dans la situation inverse. Ceux qui détiennent la richesse sont ceux qui ont le moins besoin de la dépenser : les patrimoines sont conséquents et les retraites sont assurées. Nous sommes entrés dans la « silver economy », comme l’a baptisée le Financial Times, l’économie des tempes argentées. Pendant ce temps, leurs enfants craignent de perdre leur emploi et leurs petits-enfants, eux, n’en trouvent pas. Comment s’étonner du contraste saisissant, en termes de croissance, des deux continents ?
Mais cela ne signifie pas que la Chine se repose sur ses lauriers. Bien au contraire, elle a entamé une transition de son modèle économique et le Sommet de l’APEC, va en témoigner. Le pays n’a plus vocation à n’être que l’usine de la planète au travers d’accords de sous-traitance avec l’industrie mondiale qui trouve ainsi le moyen d'approvisionner ses clients en réalisant des marges substantielles. Cette époque est en train de prendre fin. Le pays en est conscient et favorise, grâce à des partenariats avec les pays qui l’entourent, le développement de ses voisins tout en bénéficiant,dans un premier temps, de gigantesques marchés dans le domaine des infrastructures et de l’énergie. Elle profitera ensuite de l’élévation de leur niveau de vie et deviendra leur fournisseur privilégié. Le projet de « Nouvelle route de la Soie » correspond tout à fait à cette stratégie, et si cette référence fait sourire quelque fois en Europe, c’est par insuffisance de culture car en Chine, cela renvoie à une époque où le pays était l’Empire du Milieu et la première économie mondiale, ce qui correspond aujourd’hui à un objectif clairement affirmé et en passe d'être atteint. Il en va de même bien évidemment de la « Route maritime de la Soie » qui complète, au travers d’infrastructures portuaires notamment, ce projet stratégique. L’Occident doit donc prendre conscience des transformations en cours dans l’insertion de la Chine dans l’économie mondiale pour s’y préparer et en profiter, car, inévitablement, l’élévation continue du niveau de vie qui en résultera, déjà évidente dans les grandes métropoles chinoises, fournira aux entreprises qui auront su l’anticiper, des marchés nouveaux considérables.
Le second volet de cette transition repose sur le rééquilibrage de la production et du modèle de croissance vers la satisfaction d’une demande intérieure désormais solvable et mieux répartie sur le territoire. Le schéma reposant sur la migration massive des habitants des zones rurales vers de gigantesques ateliers où ils sont logés et d’où ils ne s’évadent que quelques jours par an pour retrouver leurs familles à l’occasion des fêtes traditionnelles, a vécu. Et comme il n’est pas possible d’accueillir tout le monde dans les grandes métropoles de l’Est et du Sud de la Chine qui ont été les foyers de cette croissance prodigieuse, on assistera à une relocalisation vers le centre et l’ouest du pays de la production, et ensuite et surtout, à une urbanisation rapide qui aura pour objectif de fixer les populations sur les nouveaux centres de production. Le mouvement est d’ores et déjà engagé.
Pour la Chine, c’est une véritable révolution culturelle car la ville de tous temps fut considérée comme un lieu de corruption voire de débauche, les souverains restant enfermés dans leurs palais et l’âme de la Chine résidant au contraire au pied des montagnes ou au bord de ses fleuves et de ses rizières, d'où l'on pouvait méditer sur les enseignements de la nature. Tel était le message profond de l’exposition universelle de Shanghai en 2010 :de nombreux pavillons y étaient consacrés à l’apologie de la civilisation urbaine et à son apport, notamment en Europe, au progrès des peuples. Cette mutation, en termes de localisation, de l’activité économique sera elle aussi une source puissante de croissance. Le taux d’urbanisation de la Chine est encore faible par rapport aux autres pays émergents et aux pays développés et comme le mode d’approvisionnement en milieu urbain, qu’il s’agisse par exemple de l’énergie et des services, est très différent de celui en milieu rural, il y a, là encore des opportunités considérables pour les entreprises qui maîtrisent ces savoir-faire.
La Chine n’est donc au bord ni du déclin ni de l’explosion, sous prétexte que son PIB a cru de 7,3% alors qu’avant il était plus proche de 7,5% : elle est entrain de prendre un virage stratégique qui ne sera pas sans conséquences sur les équilibres économiques et financiers mondiaux. Plutôt que de s’obnubiler sur l’écume des chiffres, les affreux, que l’on ira pas tuer pour autant, et qui passent leur temps à cracher sur les tombes de ceux qui ont fait et font toujours la grandeur de la France, feraient mieux de venir passer cet automne à Pékin...