Il y a près de deux siècles et demi, Adam Smith publiait la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations. Il énonçait des principes qui allaient devenir le fondement de la réflexion économique sur la création de valeur et les moyens de la faire croître, et les règles à adopter pour atteindre ces objectifs. Aujourd’hui, c’est la création de richesse et non la richesse elle-même, constituée au fil des années, qui s’est installée au centre de la réflexion économique et du débat politique. La croissance, l’augmentation de la richesse produite, est devenue l’objectif des gouvernements qui en ont fait le principal moyen pour améliorer les conditions de vie des populations.
En revanche, la richesse accumulée est sortie des préoccupations au point de devenir un tabou et ceux qui l’évoquaient étaient accusés de vouloir s’en emparer et à terme de ruiner le pays puisque cette richesse était la preuve du succès des politiques conduites. La fiscalité en fournit un bon exemple car elle porte essentiellement sur les revenus et la consommation des ménages, sur les profits des entreprises et de façon seulement marginale sur les patrimoines.
La question est pourtant au cœur du débat politique qui agite la France à l’occasion de l’adoption de son budget pour l’année 2026 avec la proposition caricaturale de l’économiste Gabriel Zucman d’instaurer une taxation des plus hauts patrimoines qui pourrait rapporter chaque année jusqu’à 20 milliards. Ces patrimoines étant le symbole parce qu’ils en ont été le résultat, de la réussite économique, cette proposition a été considérée par beaucoup comme non seulement excessive mais comme le signe d’une méconnaissance dangereuse de la réalité économique.
L’augmentation de la richesse des Français est indéniable. L’INSEE publie à la fin de chaque année une évaluation du patrimoine des ménages pour l’année précédente. En l’an 2000, elle était de 5 600 milliards, en 2013 de 10 400 milliards, en 2019 de 12 560 milliards et enfin de 14 560 milliards en 2023. Ces chiffres sont présentés après déduction de la dette, les emprunts immobiliers ou les crédits à la consommation. En 25 ans, la valeur de leur patrimoine a donc été multipliée par 2,6. L’immobilier a triplé et les actifs financiers faisaient plus que doubler.
Cette évolution découle en partie de la forte épargne des ménages, laquelle s’est accélérée ces dernières années. Durant le premier semestre 2025, le taux d’épargne financière des ménages a atteint 9,8% du revenu disponible brut, niveau record et sans équivalent en Europe, surtout si l’on sait que la France a un système de retraite par répartition alors qu’en Allemagne c’est la capitalisation qui est en place et que les cotisations des actifs rentrent dans le calcul de leur taux d’épargne.
L’envolée récente qui accentue les tendances passées est généralement interprétée comme la conséquence des inquiétudes relatives à la situation internationale et à l’instabilité politique. Mais cela n’explique pas tout. L’accroissement des inégalités avec la forte augmentation du nombre de bénéficiaires de rémunérations supérieures par exemple à 100 000€ par an y contribue. Quand le président de Stellantis quitte ses fonctions avec 35 millions d’euros, on sait qu’il ne va pas les dépenser le lendemain et son cas n’est pas isolé.
Cet enrichissement est donc intervenu dans un contexte d’accroissement des inégalités et d’une montée du taux de pauvreté dans le pays. L’augmentation du pouvoir d’achat est bien plus faible que l’évolution de la valeur des patrimoines sur cette période. Une sorte de divorce est intervenue entre ceux qui disposent d’un patrimoine qui ne cesse de se valoriser et ceux qui vivent uniquement de leur travail ou d’aides sociales dont les montants stagnent.
Le débat qui devrait intervenir à propos de la taxation des patrimoines est de savoir si l’Etat contribue à la valorisation de ces patrimoines et si oui de quelle façon. Si c’est le cas, il n’est pas illégitime d’instaurer une certaine proportionnalité dans les prélèvements en fonction de la valeur des patrimoines. Or l’action publique dans ce domaine est indiscutable.
La première contribution de l’Etat concerne la sécurité, extérieure comme intérieure. Les dépenses au titre de la Défense Nationale ont non seulement pour objet de protéger les citoyens mais aussi leurs biens. Il en va de même pour la sécurité intérieure, de la protection contre les incendies comme contre les vols et les agressions. Là encore la valeur des biens est très inégale suivant les situations personnelles. Il y a enfin la sécurité financière offerte par une monnaie solide et une faible inflation. Le contraste est saisissant avec les années 70 où l’inflation à deux chiffres avait l’effet d’un impôt prélevé sur les détenteurs de livrets de Caisse d’Epargne.
La seconde contribution de l’Etat est plus visible. Ce sont les conséquences directes des investissements qu’il engage ou qu’il soutient, sur la valeur des actifs. L’exemple le plus spectaculaire est donné par le développement des lignes à grande vitesse. Toute propriété située dans une ville desservie ou à proximité immédiate prend immédiatement de la valeur et gonfle donc le patrimoine de son propriétaire.
Les politiques monétaires expansionnistes avec de faible taux d’intérêt ont facilité l’acquisition de biens immobiliers lesquels, face à une hausse de la demande, ont vu leurs prix s’accroître ce qui a profité aux ménages déjà propriétaires. La politique de l’offre, basée sur la réduction des charges pesant sur les entreprises a mécaniquement accru leurs profits et la valeur de leurs actions quand ces entreprises étaient cotées. Comment expliquer sinon que malgré la très faible croissance de l’économie française, l’indice CAC 40 viennent d’atteindre à la fin du mois d’octobre son niveau record ?
Enfin les menaces sur l’environnement avec le dérèglement climatique et les évènements météorologiques extrêmes nécessitent des investissements coûteux largement financés par des fonds publics. Or les premières victimes de ces évènements seraient les propriétaires de ces biens dont l’Etat contribue ainsi à protéger la valeur. Il en va de même des assurances. Pour indemniser en cas de sinistre, si ceux-ci doivent devenir plus graves et plus fréquents, les tarifs devront augmenter. Toute politique qui vise à lutter contre ces dérèglements contribuera donc à freiner les hausses des charges payées par les assurés.
Ces politiques ont largement contribué à l’aggravation du déficit budgétaire de la France et à la hausse de son endettement. La responsabilité du gouvernement est aujourd’hui d’entamer un processus de redressement des comptes publics. La réduction année après année des dépenses de fonctionnement de l’Etat et des institutions publiques est indispensable mais ce sera forcément un processus lent, à côté des réformes des systèmes de protection sociale. Mais ce ne sera pas suffisant et des augmentations d’impôt sont inévitables.
Il n’est donc pas injuste que ceux qui ont profité le plus de la dégradation des finances publiques soient appelés à participer à son redressement. La protection de la richesse nationale constitue, pour l’Etat, une priorité. Ceux qui bénéficient de cette protection sont ceux qui la détiennent. Il est donc logique qu’ils contribuent à ces dépenses en fonction de la valeur de leurs patrimoines, sans que les mesures soient caricaturales et apparaissent comme la sanction de réussites dont tout le pays se doit d’être fier.
La gauche n’a pas su proposer une explication rationnelle à la taxation des patrimoines et s’est limitée à une justification punitive. Mais une telle évolution de la fiscalité est inévitable si l’on veut en même temps réduire les inégalités face à l’impôt et diminuer les déficits publics.