Le contraste est saisissant entre la situation réelle de l’économie américaine et le jugement souvent catastrophiste porté sur l’économie française. Au Parlement, commencent les discussions sur le budget de 2026 et l’agence de notation Standard & Poors vient de dégrader la note de la France la ramenant à A+ avec perspective stable contre AA- avec perspective négative. La fragilité du gouvernement, caractérisée par le rejet de justesse d’une motion de censure et un lourd endettement ont justifié cette décision. Et cette décision a déclenché une vague de commentaires alarmistes tendant à faire adopter un budget rigoureux malgré un contexte politique qui n’y est pas favorable.
Pourtant les marchés financiers conservent leur confiance à la France puisque la dernière émission d’obligations à moyen terme du 17 octobre a rapporté 11,5 milliards d’euros face à une demande de près de 34 milliards et que le taux à dix ans des OAT après la décision de S&P a peu fluctué (3,35% contre 3,55% au début du mois d’octobre). L’écart avec le Bund allemand est même redescendu en dessous des 80 points de base atteint après la chute du gouvernement Bayrou. L’émission la semaine suivante de Bons du Trésor ayant des échéances jusqu’à un an fut tout aussi facilement souscrite à un taux autour de 2%. Neuf milliards d’euros furent levés face à une demande de 22 milliards.
Deux facteurs expliquent cette résilience. La richesse financière des français continue de s’accumuler avec plus de 6000 milliards d’euros. Le pays est donc solvable. Ensuite, la méthode, avec des critères artificiellement défavorables fausse le jugement. Si la France a des niveaux de dépenses élevés, c’est en partie parce qu’elle a eu ces dernières décennies des dépenses militaires rapportées au PIB deux fois plus importantes que dans l’Union Européenne. En outre, en 2025, la France a un taux d’inflation deux fois plus faible que celui de la zone euro. Cela accroit mécaniquement les deux ratios relatifs aux déficits et à la dette publique.
Ce débat occulte un risque bien plus important : la situation de l’économie américaine. On alerte en permanence sur le décrochage de l’Europe et donc de la France face aux Etats-Unis. La croissance, l’évolution de la productivité et l’apparition de géants dans les nouvelles technologies sont des signaux indiscutables et l’Europe serait bien inspirée de s’attaquer à ses retards plutôt que d’inonder les pays de règlements et de normes qui pèsent sur les coûts de production et d’ériger la concurrence en totem. Cela empêche chaque Etat de mener une véritable politique industrielle à travers la commande publique et de faciliter des regroupements d’entreprises qui permettraient de faire face aux concurrents chinois ou américains qui ne sont pas affectés par de telles contraintes.
Mais les autres indicateurs économiques américains sont bien moins flatteurs, surtout si on les compare aux chiffres européens. Le déficit fédéral de l’exercice qui s’est achevé en septembre 2025 est estimé à 1700 milliards de $, soit plus de 7% du PIB et la charge de la dette publique a dépassé 1000 milliards de $. Il n’est donc pas surprenant que la Fed emprunte à 10 ans à un taux supérieur de 70 points de base à celui que paye la France. Aucun accord n’étant intervenu au Congrès, l’adoption du budget pour l’année en cours n’est pas intervenue et de nombreuses administrations sont paralysées sous l’effet du « shutdown ».
La situation du commerce extérieur n’est pas plus brillante avec un déficit qui devrait atteindre en 2025 plus de 1200 milliards $. C’est ce qui a motivé le président américain à lancer une guerre commerciale globale qui commence à lui rapporter des recettes fiscales mais qui constitue un facteur de diminution de la croissance partout dans le monde et d’instabilité au sein des entreprises. Le déficit des paiements courants est un peu inférieur alors que la France a enregistré un excédent en 2024.
L’argument généralement employé pour minimiser les risques relatifs aux déséquilibres américains repose sur le statut particulier du dollar qui a toujours permis jusqu’à présent de financer ces déficits et les dettes qui en découlaient. Même si un début de « dédollarisation » est en cours, il n’est pas de nature à remettre en cause dans l’immédiat ce statut. Le risque majeur est ailleurs. Il concerne la fragilité des banques commerciales et des nombreuses institutions financières qui permettent aux entreprises de s’endetter et aux fonds d’investissement de prendre des participations dans celles-ci avec tous les dangers que cela comporte.
La faillite en 2023 de la Silicon Valley Bank a constitué un avertissement qui n’a pas été pris en compte. La réglementation bancaire est beaucoup moins stricte aux Etats-Unis qu’en Europe, ce qui est rarement mentionné et c’est en train d’avoir de lourdes conséquences. Les cours à Wall Street de deux banques régionales, Zions et Western Alliance, viennent de chuter de près de 10% à la suite de découvertes de prêts douteux consentis à des entreprises ou à des fonds d’investissement.
La faillite de deux entreprises du secteur automobile, Tricolor et First Brands, a mis en difficulté les établissements financiers qui, comme Jefferies ou Blackstone, leur avaient consenti des crédits pour réaliser des acquisitions. Le développement des prêts à effet de levier, qui représentent au total 2000 milliards de $, dans le secteur à haut risque des hautes technologies est un autre facteur d’inquiétude. On s’émerveille devant les performances boursières des acteurs de l’intelligence artificielle qui figurent parmi les principaux bénéficiaires. Mais nombre d’entre eux n’ont pas encore réalisé de bénéfices alors qu’ils se sont lourdement endettés pour se développer.
Les résultats des grandes banques d’affaires sont en forte progression en 2025 grâce à la reprise des fusions et des acquisitions. Mais là aussi ces opérations ont été largement financées par de l’endettement auprès de fonds privés qui ne sont pas soumis à une régulation aussi stricte que les banques et qui seraient fragilisés en cas de défaillances de leurs clients. On en évalue l’encours à 1 700 milliards de dollars. C’est pourquoi la faillite de First Brands n’est pas passée inaperçue car les conséquences de ces pratiques financières sur l’ensemble de l’économie pourraient être considérables.
L’« effet de richesse » procuré par la hausse des valeurs de l’intelligence artificielle a soutenu la consommation des ménages qui avaient investi parfois en s’endettant, et donc la croissance. Celle-ci, selon le FMI, pourrait atteindre 2% en 2025 et 2026. Mais cet effet est fragile car il disparaîtrait dès les premiers signes de retour à des valorisations plus conformes aux réalités technologiques et financières et même parfois à des chutes brutales quand on sait que nombre de ces sociétés n’ont pas encore dégagé de bénéfices.
On assisterait alors à un double effet négatif. L’activité baisserait affaiblissant l’ensemble des entreprises. Le secteur financier aurait à supporter les défauts de paiements des fonds privés ce qui déclencherait une vague de sinistres financiers qui ne resteraient pas cantonnés sur le territoire américain.
En Octobre 1987, Wall Street chuta de plus de 20% durant le « lundi noir » à la suite d’une hausse mal anticipée des taux d’intérêt. En Août 2007, la cotation de fonds monétaires était suspendue après la découverte d’irrégularités dans des opérations de titrisation. Ce sera la crise des « subprimes » puis la faillite de Lehmann Brothers et une récession mondiale. Faut-il craindre pour 2027 les conséquences des excès actuels dans le financement de l’économie américaine ? Certainement et c’est pourquoi nous devons nous y préparer.