L’aggravation des tensions internationales ne doit pas faire oublier la fragilité actuelle des équilibres économiques et financiers au sein desquels la stabilité du dollar et la confiance qui en résulte doit jouer un rôle essentiel. Dans le passé, on attribua à l’impôt successivement trois missions : financer les dépenses publiques puis contribuer à la redistribution des revenus pour corriger les inégalités et enfin, avec l’application des principes keynésiens, agir sur l’activité économique en stimulant, par le déficit budgétaire, l’investissement et la consommation des ménages.
Après des décennies durant lesquelles la richesse s’est accumulée, même si elle n’était pas également répartie, et les échanges de biens et d’actifs financiers se sont accrus, le dollar n’a plus seulement été l’instrument assurant les transactions entre Américains mais a conquis un rôle central dans l’économie mondiale. Il est devenu d’abord le moyen de paiement privilégié pour les échanges commerciaux entre pays. En même temps, il s’est installé comme la principale devise utilisée comme réserve par les banques centrales. Enfin, avec la libéralisation des marchés financiers et la position dominante de la place de New York, le dollar est aujourd’hui la première devise dans laquelle sont cotés les actifs qui s’échangent sur les marchés.
Pour qu’une transaction aboutisse, il faut que les deux parties soient d’accord sur la devise dans laquelle celle-ci s’effectue. Jusqu’à présent, l’acceptation du dollar était générale malgré les conséquences judiciaires auxquelles s’exposaient les parties du fait de l’extraterritorialité des lois américaines. Si une opération était effectuée en dollar, c’est la loi américaine qui s’appliquait en cas de contestation. Cet inconvénient, qui a eu parfois de lourdes conséquences pour des entreprises ou des banques françaises, n’a pas significativement fait reculer l’usage du dollar. Deux facteurs pourraient aujourd’hui remettre en cause la suprématie de la devise américaine.
Les tensions politiques et commerciales entre Washington et Pékin ont conduit la Banque populaire de Chine, qui détenait dans ses réserves le deuxième montant d’actifs en dollars après le Japon, à les vendre progressivement mais de façon continue. Elle les a remplacés par de l’or, ce qui explique en partie la hausse du prix du métal jaune, et par des titres en euros. Les menaces de droits de douane ont aussi conduit le pays à entamer un vaste mouvement de réorientation des investissements de ses entreprises et de ses échanges commerciaux en direction des pays d’Asie du Sud-Est. Tous n’acceptent pas des règlements en yuans mais la tendance s’est amorcée, ce qui s’est traduit par un recul de l’utilisation du dollar.
Les pays de la zone euro ont, eux aussi, commencé à s’émanciper, bien que l’absence de marché financier unique rende ce choix plus difficile à mettre en œuvre. Le large excédent de leurs balances des paiements courants rend inutile le lancement d’emprunts en devises étrangères, d’autant plus que les marchés acceptent des taux d’intérêt bien plus bas que ceux qu’ils demandent aux débiteurs américains. Enfin la succession de déclarations hostiles à l’Europe par le locataire de la Maison Blanche n’incite pas les agents économiques européens à privilégier le dollar soit comme moyen de règlement, soit comme devise dans laquelle des actifs financiers sont libellés, même si le niveau des investissements européens dans des fonds ou des entreprises cotés à Wall Street reste important.
La conjugaison de ces facteurs géopolitiques et économiques a conduit à une baisse sévère du dollar depuis le début de l’année, malgré les nombreuses réductions de taux d’intérêt opérées par la Banque Centrale Européenne. Son taux de base est à 2% alors que la Federal Reserve maintient les siens au-dessus de 4%, en dépit des appels répétés du président des Etats-Unis pour les réduire, en contradiction avec le statut d’indépendance qui protège l’institution contre les ingérences politiques.
Le dollar n’est pas seulement victime du contexte géopolitique créé par les nombreuses initiatives de Donald Trump. La situation économique du pays avec un lourd endettement extérieur et des déficits publics qui devraient s’accroître à la suite de la politique budgétaire défendue par l’actuelle administration américaine, commence à inquiéter et c’est une autre raison de l’affaiblissement du dollar. Les hausses de droits de douane, dans un pays dont le commerce extérieur est lourdement déficitaire, nourrissent l’inflation dont le niveau reste supérieur à 2%, ce qui incite donc la banque centrale à conserver son taux actuel.
Si, finalement, sous les pressions politiques, la Fed devait commencer à baisser ses taux, les conséquences sur le niveau du dollar seraient immédiates, ce qui renchérirait le prix des produits importés, l’inflation et le déficit extérieur. Depuis la création de l’euro, le cours du dollar a connu de fortes fluctuations. Au début de l’année 2018, un euro valait 1,25$. Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, il ne valait plus que 0,96$. Mais ces fluctuations résultaient des appréciations des marchés sur l’évolution des taux d’intérêt, sur les choix des banques centrales ou sur le contexte économique mondial. A aucun moment elles ne furent la conséquence de désaccords politiques majeurs entre les dirigeants des deux continents.
Entre la prise de fonctions de Donald Trump et aujourd’hui, la devise américaine a perdu plus de 12% alors que la BCE baissait ses taux et que la Fed conservait les siens à un niveau deux fois plus élevé. L’évolution des marchés des changes reflète la perte de confiance réciproque entre l’Europe et les Etats-Unis. Comme il y a bien peu de chances que la Fed choisisse de défendre le dollar en relevant ses taux et qu’il n’est pas impossible que sous les pressions politiques, surtout dans la perspective du vote du budget et des élections à mi-mandat, elle accepte finalement de les réduire, on devrait assister à une poursuite de la baisse du dollar.
L’annonce d’un cessez-le-feu entre Israël et l’Iran, si celui-ci n’est pas remis en cause dans les trois jours, comme cela est déjà arrivé à la suite de déclarations de Donald Trump, peut constituer une première étape dans la normalisation de l’action des Etats-Unis sur la scène internationale. Mais elle devra être suivie par plusieurs autres et notamment par un renversement du discours vis-à-vis de l’Europe, Royaume-Uni compris, si l’on veut que se rétablisse la confiance entre les deux côtés de l’Atlantique, condition indispensable au retour d’une certaine stabilité financière.
Trois facteurs vont guider l’évolution et donc le statut du dollar dans les prochains mois. Le premier et le plus important est la politique économique des Etats-Unis. Le pays ne peut plus faire comme si tout lui était permis, avec notamment des déficits massifs intérieur et extérieur, et croire que le monde entier va financer ses excès tout en acceptant sans réagir des droits de douane pénalisant le commerce international. L’adoption d’un budget et de réformes structurelles réduisant le déficit doit constituer une première étape.
Seul le rétablissement de la confiance qui permettrait au pays d’échapper à la menace d’une récession inflationniste, pourrait alors inciter la Federal Reserve à progressivement abaisser ses taux sans que cela ait de conséquence significatives sur le cours du dollar. En allégeant le coût de la dette publique et donc de ses déficits, elle contribuerait à l’indispensable rétablissement des équilibres financiers.
Enfin l’amorce d’une nouvelle ère dans les relations entre les Etats-Unis et les principales économies mondiales, et notamment l’Europe et la Chine, peut contribuer à recréer des relations apaisées et permettre à la devise américaine de conserver son statut. A défaut l’ère du roi-dollar, qui a conféré aux Etats-Unis un privilège majeur, sera définitivement close.