Dans un climat général d’incertitude et même d’inquiétude, l’action des banques centrales est au centre des attentions. Elle contribue, conformément à leur mandat, au rétablissement des équilibres économiques en luttant de façon efficace contre l’inflation. Elle influe aussi sur l’évolution des marchés financiers et constitue donc un élément essentiel des politiques économiques des Etats. Les deux principales banques centrales du monde développé, la Réserve Fédérale à Washington et la Banque Centrale Européenne, ont mené des politiques expansionnistes de création monétaire pour faire face à la crise née de l’épidémie du Covid-19. La Banque centrale chinoise a été, de son côté, sollicitée par les autorités de Pékin, pour atténuer les conséquences de la crise immobilière, et a adopté des mesures d’assouplissement pour soutenir l’activité mais sans, jusqu’à présent, avoir obtenu des résultats convaincants.
Pour lutter contre la poussée inflationniste générée par la hausse des prix de l’énergie et la rupture de nombreuses chaînes d’approvisionnement causée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Fed et la BCE ont procédé à des relèvements de leurs taux d’intérêt avant, face au retournement de l’évolution des prix, de les réduire progressivement. Dans un contexte politique marqué par l’incertitude, où les gouvernements en Europe sont dépourvus de majorité et où aux Etats-Unis le programme du président élu suscite beaucoup d’interrogations, les banques centrales sont apparues comme les rares institutions stables capables de mener une action cohérente sur la durée.
A cela s’ajoute le lourd endettement des Etats. Les traditionnelles politiques de soutien de la demande s’appuyaient sur des dépenses publiques nouvelles ou sur des réductions d’impôt consenties aux ménages pour stimuler la consommation et de ce fait, l’investissement des entreprises. Elles ne sont plus possibles aujourd’hui dans les pays de la zone euro auxquels s’appliquent les critères de Maastricht, et spécialement en Allemagne qui a même fait inscrire dans ses textes constitutionnels des règles très strictes sur l’endettement public. Quant aux Etats-Unis, la philosophie du « Make America Great Again (MAGA) » repose essentiellement sur l’aide directe de l’Etat aux entreprises pour investir et reconquérir leur marché intérieur.
La politique monétaire l’a donc emporté sur la politique budgétaire et pour reprendre les termes du débat des années 70, Milton Friedman a gagné son combat contre Keynes. Ce n’est pas la première fois, mais aujourd’hui, cela a donné aux banques centrales une influence sur l’économie mondiale telle qu’on en avait peu connu de semblable dans le passé. On vient de rendre hommage à Jimmy Carter, décédé à l’âge de 100 ans. C’est à la fin de son mandat, en 1979, que, pour lutter contre la vague inflationniste née de la deuxième crise pétrolière, la Reserve Fédérale avait procédé à des augmentations de taux d’intérêt qui atteindront un niveau sans précédent proche de 15%.
L’action menée par Paul Volcker entrainera une sévère récession en 1982 (-1,9%) et surtout une brutale hausse du dollar. Entre 1980 et 1982, la devise américaine s’appréciera de près de 50% contre le Franc. La hausse se poursuivra jusqu’en 1985 mais la principale conséquence pour la France, qui s’approvisionne en pétrole libellé en dollar, sera une forte détérioration de sa balance commerciale. Contrairement à ce qu’on entend souvent, ce n’est donc pas la relance Keynésienne de 1981 qui a provoqué ce déficit mais bien les effets de la politique monétaire américaine sur le coût des importations de pétrole.
Aujourd’hui, on n’en est pas là mais le léger décalage entre les politiques de la Fed et de la BCE s’est quand même traduit par une appréciation du dollar de 5% depuis un an. Le transfert aux banques centrales d’une part essentielle des politiques économiques des Etats pose pourtant problème dans un monde où les capitaux circulent librement, même si des menaces pèsent sur les échanges de biens. Ces institutions sont obligées de se concerter et il en résulte des politiques bien coordonnées mais qui ne répondent pas nécessairement aux besoins des pays concernés.
On ne cesse de dénoncer le fossé significatif et croissant existant entre les Etats-Unis et l’Union Européenne. Malgré des situations et des règles internes très différentes, leurs politiques monétaires sont pratiquement alignées l’une sur l’autre. Pour faire face à la résurgence de l’inflation au milieu de l’année 2022, elles ont relevé leurs taux directeurs au même rythme et avec des amplitudes voisines. Cela a peu freiné la croissance américaine. L’inflation a commencé à reculer, tout en restant significativement au-dessus de 2% mais cela n’a pas empêché la Fed en un an de réduire ses taux de 100 points de base.
Dans la zone euro, la hausse des taux, dans un contexte de croissance déjà faible, a plongé l’économie dans la stagnation. Alors que l’inflation était déjà nettement inférieure à celle observée aux Etats-Unis, la BCE n’a réduit ses taux que de 100 points de base. En même temps elle mettait un terme à la politique de « Quantitative easing » qui avait consisté à faciliter le financement des déficits budgétaires. Ceux-ci découlaient des mesures prises par les pays pour atténuer le choc subi par les entreprises au moment du confinement puis lors de la brutale augmentation des coûts de l’énergie. La hausse des taux avait en outre alourdi la charge des dettes publiques. La baisse modeste intervenue après n’a compensé que partiellement les effets sur la charge de la dette des hausses précédentes.
La zone euro a encore aujourd’hui des taux d’intérêt réels supérieurs à ceux observés avent les deux crises alors que l’activité n’a pas vraiment redémarré. Et, ce qui est rarement mentionné, la hausse des taux n’est pas neutre. Elle a des effets différents suivant les secteurs. Elle pénalise d’abord la construction de logements. La France connait une situation inverse de celle de la Chine avec une chute sans précédent du nombre de mises en chantiers. Cela affecte le moral des ménages qui rencontrent des difficultés croissantes pour trouver un logement accessible compte tenu du coût élevé des emprunts qu’ils devront contracter.
La hausse frappe aussi les secteurs industriels capitalistiques nécessitant des investissements lourds en équipements que les entreprises ne peuvent financer qu’en s’endettant. On ne peut pas se fixer en même temps comme objectif la réindustrialisation du continent européen, l’accomplissement de la transition énergétique et l’accès aux nouvelles technologies tout en continuant à imposer des taux d’intérêt élevés et alors que les objectifs de réduction de l’inflation ont été pour une très large part, atteints. La question ne se pose pas aux Etats-Unis où aucune contrainte n’existe sur le niveau des déficits publics et où l’Etat ne se prive pas de donner des aides directes et massives aux entreprises en vertu du programme MAGA, ce qui serait interdit par les traités dans l’Union Européenne.
Dans la plupart des pays occidentaux on assiste, à chaque élection, à une montée des mouvements populistes due à un profond mécontentement face à la baisse du pouvoir d’achat amplifiée par la dégradation des services publics, et à la détérioration des appareils de production industrielle avec de lourdes conséquences sur l’emploi. Mais la conduite de la politique économique a été pour une large part transférée aux banques centrales qui, du fait de leur indépendance, n’ont pas de comptes à rendre aux institutions politiques des Etats concernés. Cela pourrait constituer, si cette situation perdure et si ses conséquences deviennent plus lourdes, une faille majeure dans le système démocratique de ces pays. C’est pourquoi une redéfinition du statut de ces institutions pourrait s’imposer tôt ou tard.