L’approche des échéances fixées par la Commission Européenne commence à faire prendre conscience des enjeux et des risques auquel un secteur industriel stratégique est confronté. Il serait temps. En 2035 les véhicules à moteur thermique seront interdits à la vente. A partir de 2025, les constructeurs qui n’atteindraient un certain niveau de commercialisation de voitures particulières électriques seront frappés d’amendes pouvant représenter plusieurs milliards chaque année. Ces dispositions ont pour objectif de réduire les émissions de CO2 des Etats-membres. Elles ont été adoptées au Parlement européen en février 2023 après de longues années de discussion sans faire l’objet de contestations, tant l’objectif de lutte contre le réchauffement climatique figurait au centre des priorités.
Mais sont-elles appropriées et surtout leur coût est-il en rapport avec cet objectif ? On peut en douter car l’accumulation des gaz à effet de serre intervient au niveau mondial et ses conséquences locales sont sans lien avec les lieux d’émission. Les constructeurs automobiles appartiennent pour l’essentiel à quatre espaces économiques : les pays européens, les Etats-Unis, le Japon et la Chine. Ces trois derniers pays sont des sources majeures d’émission, la Chine de par sa taille, les Etats-Unis du fait des habitudes des consommateurs et de l’absence de toute volonté politique réelle en faveur de l’environnement et le Japon en raison de sa puissance industrielle. Or aucun d’eux n’a pris des mesures aussi radicales.
On est donc dans la situation paradoxale où les constructeurs automobiles appartenant à l’espace économique qui, rapporté au nombre d’habitant, est le moins émetteur de CO2, vont être frappés de mesures d’interdiction et de taxation extrêmement lourdes, alors que leurs concurrents venant des pays qui contribuent le plus au réchauffement climatique, vont continuer à se développer librement. Dans un monde concurrentiel, on ne peut donc ignorer le risque de leur disparition. Pourtant, lorsque ces règles furent adoptées, aucun véritable débat ne fut organisé sur leurs conséquences économiques. Le juste équilibre entre les coûts qui allaient devoir être supportés et les bénéfices réels en matière d’environnement n’a fait l’objet d’aucune discussion.
Ces mesures interviennent à un moment où l’Europe s’inquiète du décrochage vis-à-vis des Etats-Unis en termes de croissance et de productivité et de la concurrence des constructeurs chinois dont la compétitivité ne cesse de s’améliorer grâce à leur vaste marché intérieur et à la montée en gamme de leurs produits. La survie de l’industrie automobile européenne est ainsi menacée par les restrictions imposées par Bruxelles. Dans ce contexte, il sera bien difficile d’atteindre des objectifs de réindustrialisation.
La décision d’un Etat d’imposer la voiture électrique comporte une erreur majeure : celui-ci méconnait la relation entre le producteur et le consommateur. Ce n’est pas le premier qui dicte ses choix au second. C’est le consommateur pour satisfaire ses besoins qu’il est le seul à déterminer, qui choisit et c’est au fournisseur de lui proposer les biens dont il a besoin. C’est cette méconnaissance qui explique le peu d’intérêt des automobilistes européens pour la voiture électrique. Elle est plus chère, malgré les subventions, souvent coûteuses pour le budget des Etats et surtout elle a une autonomie insuffisante. Quelle famille va acheter un véhicule qui ne lui permettra pas de partir en vacances ? Les chiffres sont sans équivoque : la part des véhicules électriques neufs immatriculés dans l’Union Européenne en 2023 était déjà faible :14,6%. Elle a encore baissé sur les huit premiers mois de cette année pour tomber à 12,5%. La question cruciale de l’autonomie se pose moins aux Etats-Unis où les longs déplacements en voiture sont plus rares et l’essence beaucoup moins chère. En Chine ils sont quasiment inexistants.
Les constructeurs de l’Empire du Milieu ont déjà de nombreux avantages. Ils disposent d’un marché intérieur de près de 30 millions de véhicules par an, ce qui est un facteur de réduction des coûts de production. Depuis 2016, l’Etat accorde des subventions pour l’acquisition d’un véhicule électrique mais après avoir songé à imposer des quota limitant les véhicules thermiques, il y a renoncé. Dans les villes où le trafic était tendu et où il fallait une autorisation spéciale pour immatriculer son véhicule, elle est maintenant accordée automatiquement quand il s’agit d’un véhicule électrique. Les résultats sont éloquents : depuis le début de l’année les immatriculations de véhicules électriques sont en hausse de 30% alors que les véhicules thermiques sont en baisse de 7%. Cela favorise la production des marques locales au détriment des marques étrangères dont le part de marché ne représente plus que 37% cette année contre près de 60% en 2017.
Cette montée en puissance est un avant-goût de ce qui attend le marché européen. 20% de la production en Chine est déjà exportée, largement en Asie du Sud-Est. Le pays est ainsi devenu en 2023 le premier exportateur de véhicules dans le monde avec 5,2 millions d’unités. Mais si les contraintes réglementaires s’alourdissent sur le marché européen, le relèvement des droits de douane incitera les constructeurs chinois à investir en Europe et ils augmenteront leur part du marché au détriment des groupes européens. En plus de la taille de leur marché intérieur, ils vont disposer pour longtemps d’un autre avantage compétitif majeur grâce à leurs liens avec les producteurs de batteries. La Chine est le premier fournisseur des métaux spéciaux et des terres rares nécessaires à leur fabrication et ces industriels ont déjà construits de nombreuses méga usines qui fonctionnent avec des coûts compétitifs.
Le choix de l’Europe d’adopter des mesures aussi radicales va se révéler lourd de conséquences tant sur le plan financier qu’au niveau de l’emploi pour les constructeurs comme pour les fabricants d’équipements car la production des pièces et leur assemblage nécessite beaucoup moins de main d’œuvre. En Allemagne, pour la première fois Volkswagen envisage de fermer une usine et ce n’est que le début d’un processus. Il est prévisible que le gouvernement, face à des échéances sociales inédites, et alors que son prédécesseur n’avait rien dit lors des discussions aboutissant à l'adoption des mesures en 2023, commence à faire pression à Bruxelles au moins pour réviser le calendrier des interdictions et des pénalités. Le gouvernement français serait bien inspiré de soutenir cette démarche.
Le choix d’adopter des mesures aussi radicales est d’autant plus injustifié qu’il existait d’autres solutions bien plus efficaces en matière d’environnement et qui n’auraient pas eu des conséquences aussi lourdes comme l’interdiction des moteurs diesel. L’émission de particules fines, même si les nouveaux moteurs sont moins polluants, constitue un danger majeur et est à l’origine de graves maladies respiratoires.
Il y a ensuite une révision complète de la politique du transport routier. Les exploitants ferroviaires se sont déchargés de cette tâche sans que les Etats qui étaient le plus souvent leurs actionnaires ne réagissent. Les institutions européennes, si vigilantes en matière de concurrence, seraient bien inspirées de s’intéresser à cette question. Par exemple, l’adaptation du réseau au transport des containers permettrait des réductions significatives de consommation de carburant et d’émissions de CO2 et de particules dans l’atmosphère.
Il y a enfin les centrales à charbon. Comment peut-on imposer la suppression d’un moyen de transport utilisé par des centaines de millions de personnes et laisser fonctionner en Allemagne et en Pologne par exemple un mode de production d’électricité aussi polluant et émetteur de CO2 ?
Les mesures les plus spectaculaires et les plus autoritaires ne sont pas toujours les plus efficaces. Les décisions européennes en faveur des véhicules électriques en fournissent un bon exemple.