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Le blog d'Alain Boublil

 

Le mécontentement européen

Au moment où la France choisit comme Premier ministre un ancien Commissaire européen, le mécontentement face à Bruxelles n’a jamais été aussi fort sur le continent. Il y avait eu déjà, après le référendum au Royaume-Uni, le Brexit. Le pays en paye aujourd’hui les lourdes conséquences et le nouveau gouvernement travailliste essaye de rouvrir des discussions pour, sinon revenir dans l’Union, du moins effacer les effets les plus négatifs de ce divorce. Mais la leçon n’a pas été entendue et dans de nombreux pays, les formations politiques critiquant ouvertement l’action des institutions européennes ont réalisé des scores qui leur ont parfois permis, comme en Hongrie, d’accéder au pouvoir.

En Italie, la désignation de Georgia Meloni, issue d’un parti se réclamant de l’extrême-droite anti-européenne, comme Première ministre a été un deuxième signal fort, même si l’Italie a ensuite adopté une attitude plus conciliante, probablement pour continuer à bénéficier des soutiens financiers communautaires. La situation n’a pas été très différente en France avec un score sans précédent aux élections au Parlement européen du Rassemblement National, héritier du Front National qui prônait la sortie de l’Europe et de l’euro. Comme en Italie, ses dirigeants ont adopté une position plus prudente mais leur programme comportait des mesures en contradiction complète avec les règles de Bruxelles.

Des mouvements sociaux notamment dans le monde agricole avaient appelé à la révolte contre l’application de décisions européennes. A l’extrême-droite comme à l’extrême gauche, la dénonciation de la perte de souveraineté dans des domaines essentiels comme l’immigration avaient obtenu un large soutien des électeurs. Ce qui vient de se passer en Allemagne avec les élections régionales en Thuringe et en Saxe est encore plus révélateur.

Contrairement à ce qui apparait dans de nombreux commentaires, ce n’est pas le retour du passé nazi qui a motivé les électeurs mais plutôt celui du passé communiste de l’ancienne Allemagne de l’Est. Les chrétiens-démocrates, habituellement en tête dans ces régions, ont été dépassés par l’AFD en Thuringe et un nouveau parti d’extrême-gauche, BSW, dirigé Sahra Wagenknecht estarrivé troisième, comme en Saxe. L’abandon du nucléaire pour protéger les emplois dans les mines de charbon et de lignite locales et le recours au gaz russe n’ont pas été suffisants et leur électorat critique la position européenne de soutien total à l’Ukraine face à l’invasion russe.

Au-delà des contextes locaux, la faible performance des principales économies européennes depuis dix ans a donné des arguments aux mouvements anti-européens. Au moment où l’Inde et la Chine ont des croissances au moins égales à 5% et les Etats-Unis entre 2 et 3%, l’Allemagne a frôlé la récession et la France et l’Italie sont en quasi-stagnation, malgré des politiques dans ces deux pays de soutien aux entreprises et aux ménages financées par l’accroissement de l’endettement public. Il y a toujours environ 3 millions de chômeurs en France et le plein emploi en Allemagne découle de l’utilisation des contrats à temps partiel et de la très faible démographie. Le recours à l’immigration pour combler le déficit de main d’œuvre fait, là aussi, l’objet de vives critiques.

L’Europe est manifestement en retard dans les nouvelles technologies et n’a pas su faire émerger des géants mondiaux pouvant rivaliser avec leurs concurrents américains et chinois. Ses points forts traditionnels sont en train de vaciller. La décision de Bruxelles d’arrêter la production de voitures thermiques en 2035, si la date n’est pas reportée, pourrait avoir des conséquences catastrophiques sur l’emploi et les échanges extérieurs car les constructeurs ne dispose pas des matières premières pour produire les batteries et ont un retard considérable face à l’industrie chinoise. Les groupes allemands occupaient une position forte en Chine. Ils sont en train de la perdre pour deux raisons : les modèles de leurs concurrents locaux ont gagné en qualité et ils ne sont pas en mesure de répondre à la demande de voitures électriques. Les producteurs chinois, à l’inverse, sont en train de conquérir des parts de marché en Europe malgré les taxes décidées par Bruxelles.

Autre motif de mécontentement, l’immigration dont les modalités sont fixées au niveau européen. Les Etats ont donc perdu le moyen d’adopter les politiques restrictives réclamées par la majorité de leurs électeurs. La question a été déterminante en France où l’on a vu un monde ouvrier, traditionnellement de gauche, basculer vers l’extrême-droite qui promettait de remettre en cause cet abandon de souveraineté.

Les principes économiques au cœur de la construction européenne datent des années 90 et sont obsolètes. Le transfert des compétences s’est traduit par l’émergence d’une bureaucratie envahissante qui pèse sur la productivité des entreprises et de l’agriculture. Le Think-Tank Confrontations Europe dans ses propositions pour (re)construire une Europe démocratique a recensé qu’entre 2017 et 2022, les entreprises s’étaient vu imposer 850 nouvelles obligations représentant 5422 pages de réglementation.

Les critères budgétaires portant sur le déficit et l’endettement sont devenus tout aussi inappropriés face aux défis d’aujourd’hui. Le fait de ne pas prendre en compte la nature des dépenses publiques est une erreur profonde. Un Etat avec de faibles dépenses militaires et protégeant l’utilisation d’énergies fossiles polluantes comme le charbon serait-il plus vertueux parce que de ce fait il aurait un faible déficit budgétaire qu’un Etat qui, au contraire, consacrerait les moyens nécessaires à la sécurité militaire européenne et investirait dans la production d’électricité décarbonée ? Un Etat lourdement endetté est-il une menace pour la stabilité financière quand en même temps ses ménages accumulent des actifs financiers et sont donc capables d’assurer le service et le remboursement de la dette ? La réponse à ces deux questions est bien sûr non. Les prochaines générations hériteront de la dette mais aussi de l’argent pour la rembourser.

Le principe de la concurrence « libre et non faussée » a affaibli l’industrie quand des rapprochements entre entreprises ont été interdits alors qu’ils étaient nécessaires pour faire face à la concurrence internationale. La condamnation des aides d’Etat et du recours à la commande publique pour soutenir un secteur a été une erreur profonde quand on voit aujourd’hui les Etats-Unis engager des centaines de milliards de dollars pour soutenir leurs entreprises dans des secteurs stratégiques comme la fabrication de puces ou l’intelligence artificielle.

L’ouverture à la concurrence des grands services publics de transport et de fourniture d’énergie qui était justifiée par cette idéologie de la concurrence n’a en rien profité aux consommateurs puisqu’elle a engendré dans ces entreprises de lourdes dépenses commerciales pour attirer des clients au détriment de leur productivité et de leur capacité à investir.

L’Europe est indispensable mais elle n’est pas parfaite. Le grand défi auquel elle est confrontée et qui se traduit à chaque élection dans un nombre croissant d’Etats-membres par un vote hostile, est de prendre conscience des causes de cette nouvelle impopularité. Plutôt que de se cramponner à des traités comme Maastricht ou Lisbonne qui répondaient, pensait-on à l’époque, à des nécessités, le nouvelle Commission qui entrera en fonction à la suite des dernières élections doit s’interroger sur les causes de ce mécontentement et admettre que des principes découlant des traités passés doivent être reconsidérés.

Il sera difficile sinon impossible de mettre tout le monde d’accord. C’est pourquoi c’est dans l’application des règles passées, en introduisant une souplesse croissante que peut progressivement évoluer le fonctionnement de l’Union Européenne, pour le plus grand profit des entreprises et des Européens. Il faut espérer que le choix comme Premier ministre d’un ancien Commissaire européen permettra à la France de contribuer efficacement à ce tournant indispensable.