Le résultat du 1er tour des élections législatives a confirmé celui des précédentes élections européennes. Avec 33% des votes le Rassemblement national est largement en tête. Même s’il est loin d’être acquis qu’il obtienne une majorité absolue à l’Assemblée nationale malgré le ralliement d’une partie des forces de droite, son score traduit une profonde évolution de la société française. Selon le sondage d’Opinion Way publié dans les Echos, il aurait obtenu les suffrages de 53% des ouvriers et de 38% des employés. Ces catégories sociales confiaient traditionnellement leurs votes à la gauche. Elles justifient leur choix par le déclassement qu’elles estiment subir, par la baisse de leur pouvoir d’achat et par la dégradation des conditions de vie hors des grandes agglomérations du fait de la disparition des services publics de proximité.
Pourtant la France est connue pour son niveau record de dépenses publiques largement affectées à ces services et à des politiques de redistribution sociale. La fiscalité a été en partie conçue pour corriger les inégalités nées du modèle économique. Les choix de vote des français montrent que ces objectifs ne sont plus atteints et que la confiance dont jouissaient les partis politiques traditionnels est en train de disparaître. La situation est aggravée par un discours officiel d’autosatisfaction fondé sur des indicateurs théoriques dont l’évolution est très éloignée de la perception des intéressés. On se vante d’avoir un taux de chômage qui a baissé mais il reste à un niveau double de celui de l’Allemagne et des Etats-Unis et ce ratio résulte bien plus d’une évolution de la démographie que de la diminution du nombre de demandeurs d’emplois qui reste autour de 3 millions.
On prétend avoir protégé le pouvoir d’achat des français mais il s’agit d’une moyenne entre une minorité, employée dans les services aux entreprises, dans les professions de conseil de toutes natures, et dans les directions des grands groupes qui a connu des augmentations de rémunération substantielles, et la large majorité des salariés et des retraités, confrontée à une forte hausse des prix des biens indispensables sans que leurs ressources suivent. Plusieurs signes relatifs à la consommation et à l’épargne révèlent l’ampleur de ces nouvelles inégalités.
Durant le 1er semestre 2024, les immatriculations de véhicules neufs de BMW, de Mercédès et de Porsche ont progressé de 24%, de 18% et de 87% alors que celles de Renault n’augmentaient que de 3,6% et celles de Peugeot diminuaient de 3%. L’évolution des comportements d’épargne témoignent tout autant de ces changements. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, ils ne résultent pas d’une inquiétude face à l’avenir mais de revenus bien supérieurs, pour toute une catégorie de la population, à leur consommation .
C’est particulièrement frappant pour l’épargne financière. Son niveau, rapporté au revenu disponible brut a atteint cette année un record au premier trimestre avec 8,1%. Il était de 6,5% en 2023, encore très au-dessus du niveau moyen compris entre 4 et 5% ces dernières années. Cette épargne a profité à l’assurance-vie dont le niveau approchait à la fin du mois de mai 2000 milliards d’euro après une collecte de 14 milliards depuis le début de l’année. Il y a donc d’un côté la masse des salariés ou des chômeurs qui peinent à boucler leurs fins de mois et une autre partie de la population qui peut épargner et accumuler de la richesse.
Le troisième signal est fourni par les systèmes de retraite. Le régime général est en déficit et l’Etat fait adopter régulièrement des mesures, non pour accroître ses ressources mais pour réduire les prestations ce qui pèse sur le pouvoir d’achat des retraités et allonge la durée du travail pour parvenir enfin à bénéficier d’une retraite. A l’inverse ceux dont le niveau de salaire permet de cotiser aux régimes complémentaires ou ceux qui profitent de régimes spéciaux comme à la Banque de France sont assurés, grâce aux considérables excédents accumulés depuis des décennies par ces régimes, de pouvoir profiter d’un niveau de retraite suffisant. On a donc demandé aux ouvriers et aux employés des sacrifices qui ont permis de protéger les niveaux de prestations destinées aux catégories supérieures. Pour éviter ces ressentiments et les mouvements sociaux qui en ont été la conséquence, il aurait suffi régulièrement de relever progressivement le plafond des cotisations au régime général.
La nature et l’ampleur des inégalités au sein de la société française ont donc fortement évolué et sont à l’origine des bouleversements politiques. Dans le passé, les inégalités se transmettaient d’une génération à l’autre et les choix politiques étaient simples. A droite, on protégeait cette transmission. A gauche, on soutenait, par des mesures de protection sociale et d’une meilleure répartition de la charge fiscale, la réduction de ces inégalités. Ces politiques sont devenues inefficaces car elles ne s’attaquent pas aux causes des nouvelles inégalités et c’est ce dont a profité le Rassemblement National.
La politique de l’offre lancée à partir de 2013 avec les réductions importantes de charges consenties aux entreprises et la fin de la progressivité de l’imposition des revenus financiers (flat-tax de 30%) a contribué à l’enrichissement de tous ceux qui bénéficiaient de salaires élevés et de la hausse des marchés financiers. Cette politique n’a abouti à aucun résultat en matière de compétitivité comme en témoigne le déficit croissant de la balance commerciale. Elle n’a pas permis, en espérant soutenir la croissance, le rétablissement des comptes publics qui se sont dégradés, même si l’on enlève les mesures prises lors l’épidémie du covid-19 et pour atténuer les conséquences dans le secteur de l’énergie de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Le terrain politique des luttes sociales s’est déplacé. On ne dénonce plus le « grand capital » ou les « 200 familles » mais les élites qui sont devenues les grands gagnants de ces dernières décennies marquées par la mondialisation et l’internationalisation des grandes entreprises, des banques et des activités de services. L’industrie en a peu profité. La capitalisation de Renault (15 milliards) et presque deux fois inférieure à celle de Publicis (25 milliards). Les forces de gauche n’ont pas estimé à leur juste valeur les conséquences de ces changements qui ont généré ces nouvelles inégalités. Ils ont laissé les mouvements populistes tirer profit de cette transformation de la société française.
Les conséquences territoriales ont été aussi très lourdes. Les emplois hautement qualifiés et rémunérés se sont concentrés dans les grandes métropoles accélérant la désertification du monde rural. La baisse de la population a entrainé la disparition de services publics essentiels rendant ces territoires encore moins attractifs. Aux inégalités croissantes de revenus et de biens s’est ajoutée la baisse de la qualité de la vie dans de nombreuses régions où les habitants se sont sentis de plus en plus abandonnés. Les votes en forte augmentation en faveur du Rassemblement National traduisent ce profond mécontentement là où la droite recueillait le soutien d’une population attachée par sa culture et son histoire à des valeurs conservatrices. Quant aux régions affectées par la désindustrialisation, où à l’inverse la tradition de gauche était ancrée, elles ont retiré leur soutien à ces partis jugés responsables de la situation dont elles se sentaient victimes.
Le recul des forces politiques traditionnelles dont a profité le Rassemblement national provient de l’évolution de la société française, avec la montée de ces nouvelles inégalités économiques et territoriales. Le moment est venu, si ces forces et notamment la gauche, veulent inverser cette tendance de comprendre cette transformation et d’apporter les solutions adaptées.