La publication des chiffres de la croissance en 2023 et des prévisions pour 2024 montre l’écart grandissant qui s’est instauré entre l’Europe et les Etats-Unis. Outre Atlantique la croissance a été de 2,5% en 2023 et on prévoit 2,7% en 2024. Dans la zone euro, elle a été de 0,5% en 2023 et on prévoit un chiffre inférieur à 1% en 2024. Les Etats-Unis sont en situation de plein emploi et les marchés financiers s’inquiètent à chaque publication de création d’emplois des effets que cela aurait sur les salaires et donc sur les prix. La Réserve Fédérale pourrait alors différer la réduction attendue des taux d’intérêt.
En Europe, la situation de l’emploi est très variée. Si le plein emploi est presque atteint en Allemagne du fait de la baisse de la démographie et d’un niveau élevé de postes à temps partiel, en France le taux de chômage est supérieur à 7% et ne baisse plus et il est encore plus élevé en Italie et en Espagne. Mais cela n’a pas jusqu’à présent incité la Banque Centrale Européenne à assouplir la politique monétaire restrictive adoptée depuis 2023.
La première raison invoquée pour expliquer cet écart de croissance est l’essor de la production de pétrole et de gaz de schiste qui a permis aux Etats-Unis d’exporter vers l’Europe les énergies fossiles qu’elle ne pouvait plus importer de Russie à la suite des sanctions décidées après l’invasion de l’Ukraine. Le pays est ainsi redevenu le 1er pays producteur de pétrole dans le monde. Ces ressources nouvelles avaient d’abord permis d’accélérer le remplacement du charbon par du gaz naturel dans la production d’électricité ce qui avait entrainé une réduction significative des émissions de CO2.
Le nouveau contexte énergétique provoqué par la guerre en Ukraine lui confère un second avantage avec des prix bien plus favorables qu’en Europe. Les entreprises grosses consommatrices d’électricité comme la chimie allemande sont lourdement pénalisées et envisagent même de fermer des sites et les Etats ont dû mettre en place des dispositifs coûteux pour les finances publiques, notamment en France, pour protéger le pouvoir d’achat des ménages et les coûts des entreprises. Le nouvel environnement énergétique pèse donc sur la croissance en générant des attitudes de précaution chez les ménages et un attentisme des entreprises qui hésitent à investir.
Les banques centrales des deux côtés de l’Atlantique ont mis en place avec de fortes hausses de taux d’intérêt des politiques restrictives de façon à faire revenir l’inflation à un niveau proche mais inférieur à 2%, conformément à leurs statuts, explicitement formulés ou non. Les taux de bases de la BCE sont remontés au-dessus de 3% après avoir été négatifs ou nuls pendant plusieurs années et ceux de la Réserve Fédérale autour de 5%. Les taux des emprunts d’Etat à 10 ans sont de 4,60% aux Etats-Unis, de 3% en France et de 2,5% en Allemagne. Mais ces politiques de resserrement monétaires n’ont qu’à peine affecté la croissance américaine alors que malgré des taux bien plus bas, elles ont contribué à un freinage sévère des principales économies de la zone euro.
Les politiques budgétaires ont, au contraire, été très différentes sinon opposées. Aux Etats-Unis, la réduction des déficits et de l’endettement publics ne constitue ni une obligation, ni même un objectif. Le déficit américain en 2023 a été de 7,5% du PIB et comme on entre dans une période électorale, il n’est pas question de fixer des objectifs et d’adopter des mesures de réduction des dépenses ou d’augmentation des impôts. Après les baisses d’impôts décidées par l’administration Trump, la politique suivie est d’inspiration keynésienne avec la création de Fonds destinés à moderniser les infrastructures et à relocaliser sur le territoire américain la production industrielle comme celle des puces par exemple. Les Etats-Unis ne se sont pas imposées des règles comme celles du Traité de Maastricht.
Il existe au contraire une pression continuelle en Europe pour stigmatiser les déficits publics alors que la zone euro n’a aucun problème pour se financer sur les marchés internationaux et que sa balance des paiements courants est excédentaire à la différence des Etats-Unis dont le déficit a, lui, dépassé 3% du PIB.
Une autre explication de ce décrochage vient de la productivité. Celle-ci a fortement progressé Outre-Atlantique et l’écart ne cesse de se creuser avec les économies européennes. Le succès des stars des nouvelles technologies n’y est pas étranger mais cela n’a pas empêché ce nouveau paradoxe suivant lequel la zone euro a un solide excédent commercial tandis que les Etats-Unis ont un lourd déficit. C’est la transmission de ces progrès technologiques dans le secteur des services qui explique l’avantage américain dans ce domaine.
Mais l’essentiel n’est probablement pas là. Washington n’a pas fait de la protection de l’environnement et de la lutte contre le réchauffement climatique des éléments essentiels de la politique américaine à la différence de Bruxelles sous la pression des mouvements écologistes. Cela a provoqué une bureaucratisation de l’économie avec l’apparition de normes et d’organismes de contrôle qui ont lourdement pesé sur l’activité, sur les coûts et donc sur la productivité. Les centaines de milliers de fonctionnaires recrutés ne produisent pas mais freinent souvent la production.
Des investissements importants, mais là encore non rentables, doivent être réalisés pour « décarboner » l’économie au moment même où, au contraire, aux Etats-Unis on investit pour produire plus de pétrole et de gaz, ce dont d’ailleurs l’Europe se félicite puisqu’elle a encore besoin de ces ressources. Quand on décide à Bruxelles la fin des moteurs thermiques en 2035, la première victime sera l’industrie européenne puisque le leader incontesté aujourd’hui est l’américain Tesla et que demain les constructeurs chinois occuperont une place majeure sur ce marché au détriment de leurs concurrents européens. Les conséquences sur l’emploi et l’activité seront alors très lourdes.
Le fossé qui se creuse entre les deux économies, au bénéfice de l’économie américaine, est la conséquence des choix différents faits par les pays. Les Etats-Unis ont fait implicitement de la croissance leur objectif prioritaire. Malgré des déficits extérieurs et intérieurs considérables, ils n’ont adopté aucune mesure qui risquerait de peser sur l’activité. Au contraire l’Europe qui a une situation de ses finances publiques bien plus solide et qui a des comptes extérieurs excédentaires hésite à soutenir l’activité et est à la veille d’imposer aux Etats-membres des mesures de rigueur. Quant à la Banque Centrale Européenne, elle temporise pour desserrer le carcan des taux d’intérêt qui pèse sur le secteur de la construction et sur l’investissement des entreprises.
L’idéologie écologiste qui inspire plusieurs gouvernements européens et influe sur l’administration bruxelloise, ne fait pas, bien au contraire, de la croissance une priorité. Il est donc logique que le comportement des agents économiques s’adapte à ce nouveau contexte, que les entreprises, quand elles investissent, le fassent à l’étranger et que les ménages, inquiets, épargnent. Si un retournement des choix politiques ne s’opère pas, il est certain que l’Europe entrera alors dans une longue période de stagnation, d’où une étonnante contradiction.
D’un côté, on s’émerveille devant les performances de l’économie américaine alors qu’elles sont la conséquence de choix en faveur de la production d’énergies fossiles, d’une gestion laxiste des finances publiques et de très modestes préoccupations relatives à l’environnement. Et en même temps, l’Union Européenne et ses principaux Etats-membres persistent à prêcher la décarbonation, le respect des critères de Maastricht et l’adoption de mesures en faveur de l’environnement qui dissuadent les agents économiques de croire dans le progrès.