La production d’électricité nucléaire a été successivement, en France, un modèle de fierté nationale et de réussite économique, une menace pour l’environnement et enfin, après des années de critiques et d’hésitations, une contribution essentielle au rétablissement des équilibres financiers et à la lutte contre le réchauffement climatique. Le pays a finalement renoncé à ce qui était l’une de ses habitudes : dénigrer tout ce qui marche bien avant de se plaindre de tout ce qui ne donne pas satisfaction.
Il a fallu l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les sanctions contre les exportations de gaz naturel du pays et les conséquences de l’échec du modèle énergétique allemand pour prendre à nouveau conscience du rôle stratégique du nucléaire dans le mix énergétique national, des conséquences funestes des décennies perdues avec toutes les répercussions financières que cela entrainait et des efforts à accomplir pour retrouver tous les avantages qui avaient été perdus à cause de ces erreurs.
La longue période sans commandes avait affaibli l’appareil de production de l’ensemble de la filière allant du coulage du béton jusqu’à la mécanique de précision permettant la réalisation des pièces des réacteurs. L’allongement des travaux de la centrale de Flamanville et la hausse des coûts qui en a résulté en a été la conséquence directe. Mais cette dérive des coûts a aussi pesé sur les décisions publiques : le nucléaire ne serait plus compétitif et il fallait désormais compter sur les énergies renouvelables, d’où ce choix effectué à partir de 2012 de réduire la part du nucléaire dans le mix électrique pour la ramener à 50%.
Le contexte européen, dicté largement par les pressions de l’Allemagne qui voulait, sans le dire, protéger sa production de charbon, a encore affaibli les capacités de la France. EDF allait être obligé de céder à des concurrents à un prix bien inférieur à celui du marché l’électricité produite par ses centrales nucléaires à la suite des règles européennes, ce qui le priverait des ressources financières nécessaires aux investissements destinés à l’allongement de la durée de vie des centrales existantes et à la construction de nouvelles unités. Symbole du renoncement de la France, la fermeture de Fessenheim privait en plus le pays de capacités rentables et sures puisque l’Autorité de sûreté avait délivré les autorisations nécessaires à son exploitation.
Tel était le contexte économique et technique à la veille de l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui allait bouleverser le marché européen de l’électricité et faire prendre conscience au gouvernement des erreurs commises par le passé. Deux facteurs affectèrent la production d’électricité. En Allemagne la brutale réduction des fournitures de gaz russe à la suite des sanctions adoptées contre Moscou et leur remplacement par des importations de gaz naturel liquéfié en provenance du Moyen-Orient et des Etats-Unis provoqua une hausse des prix.
En même temps un phénomène de corrosion affectait plusieurs centrales françaises et réduisait de façon significative les capacités de production à un moment où une autre partie du parc nucléaire devait être arrêtée pour réaliser les investissements nécessaires à l’allongement au-delà de 40 ans de leur fonctionnement ou pour procéder aux opérations habituelles de maintenance. Durant l’été 2022, environ 40% de la capacité de production nucléaire d’EDF n’était plus en état de répondre à la demande. Il s’ensuivit une envolée sans précédent des prix de l’électricité sur le marché européen susceptible de peser sur le pouvoir d’achat des ménages et sur la compétitivité des entreprises.
L’Etat prit alors des dispositions pour atténuer les conséquences de la flambée des prix en suspendant la taxe de contribution à la fourniture d’électricité et en réduisant fortement celle relative au service public de l’électricité. Le prix du kilowattheure au tarif réglementé passa entre décembre 2021 et décembre 2023 de 0.1193 à 0.2040 €, soit un quasi doublement. Le coût pour les finances publiques de cette prise en charge a représenté sur deux ans plusieurs dizaines de milliards d’euros.
Le raisonnement suivant lequel les énergies renouvelables pourraient compenser la baisse de la production nucléaire a donc été infirmé : la production hydraulique en raison d’un été 2022 chaud et sec n’a pas pu suivre la demande car les barrages étaient insuffisamment remplis. Les énergies éoliennes et solaires étaient trop intermittentes et leurs lieux de fonctionnement n’étaient pas toujours raccordés aux réseaux là où la demande était forte. A partir du mois de novembre 2021, la production thermique a dû commencer à compenser la baisse de la production nucléaire et la France est devenue un importateur net d’électricité.
En 2021, malgré la chute de la production à la fin de l’année, le solde exportateur était encore supérieur à 50 TWh. En 2022, il a été déficitaire de 15 TWh. Le remise en marche des centrales en 2023 lui a permis de retrouver un excédent de près de 50TWh, ce qui a contribué à réduire le déficit de la balance commerciale d’environ 3 milliards d’euros. La part du nucléaire dans le mix électrique cette année-là a atteint 65% et les énergies fossiles seulement 6,6%. Cette tendance s’accentue en 2024 grâce à la douceur du climat qui a permis une réduction significative de la consommation d’électricité et un rebond des exportations.
Les orientations de la politique économique de la France visent plusieurs objectifs : la réindustrialisation, la baisse des émissions de gaz à effet de serre, le rétablissement des comptes publics et la réduction des déficits extérieurs. La sortie progressive des énergies fossiles ne peut s’accomplir qu’avec une électrification croissante des modes de production et de consommation. Il ne sert à rien d’accorder des subventions importantes en faveur des véhicules électriques si l’électricité nécessaire à la recharge des batteries est fournie par des centrales électriques fonctionnant au gaz ou au charbon. La numérisation des entreprises comme de celle de la vie quotidienne repose elle aussi sur une consommation accrue d’électricité. La composition du mix électrique constitue donc un facteur déterminant dans la réussite de ces objectifs.
Les différentes crises intervenues ces deux dernières années ont montré dans les deux sens à quel point la production d’électricité d’origine nucléaire étaient en mesure de satisfaire tous ces objectifs à la fois. La réduction momentanée des capacités s’est traduite par des hausses de prix que l’Etat a dû compenser avec des aides coûteuses, par une augmentation des importations d’énergies fossiles et un accroissement du déficit extérieur et donc une incertitude sur la sécurité énergétique du pays. A l’inverse, le rétablissement du fonctionnement des centrales a permis immédiatement de retrouver de meilleures conditions d’approvisionnement énergétique et progressivement des coûts favorables au pouvoir d’achat et à la compétitivité des entreprises. Il convient de tirer les leçons de cette succession d’évènements.
En 2022, le gouvernement a procédé à un changement complet de cap en faveur du nucléaire, mettant un terme à un quart de siècle d’erreurs. Il était absurde d’opposer ce mode de production aux énergies renouvelables car du fait de leur intermittence, ils sont complémentaires. On doit se satisfaire de ce tournant mais ce n’est pas suffisant. Il est indispensable, si l’on veut éviter le retour des erreurs passées, d’expliquer quelle contribution cette technique de production d’électricité apporte à la sécurité des approvisionnements, à la prospérité économique et sociale du pays et à la réalisation des objectifs en matière d’environnement. Sinon, le risque est réel qu’on assiste à un retour de la contestation anti-nucléaire qui fera peser un doute sur les engagements futurs qui sont indispensables à la réalisation d’investissements nécessitant des financements importants et garantis.