Durant le 4ème trimestre 2023, la productivité dans l’Union Européenne a baissé de 1,2% alors qu’elle avait augmenté de 2,6% aux Etats-Unis. En France, le gouvernement prévoit une très faible croissance comprise suivant les années entre 0 et 0,5% jusqu’en 2027. Par tête, elle ne s’était accrue entre 2010 et 2023 que de 5% et elle a chuté entre 2019 et 2023 de 6%. Or la hausse de la productivité est un élément déterminant de la croissance, de l’amélioration du niveau de vie et de la santé des entreprises. C’est elle qui a été au cœur des révolutions économiques des deux derniers siècles, dans l’agriculture avec les équipements mécaniques, dans l’industrie avec les machines-outils et les robots et dans les services avec le traitement informatique des données. On attend demain avec l’intelligence artificielle de nouveaux et spectaculaires progrès.
Ces innovations ont permis de réduire de façon continue la quantité de travail nécessaire à la production et ainsi les coûts des entreprises. Les marges dégagées ont alors été utilisées à financer l’acquisition des équipements et les dépenses de recherche nécessaires pour dégager de nouveaux gains de productivité. Ces progrès se sont aussi traduits par une baisse continue de la durée hebdomadaire du travail, le passage à la 5ème équipe pour le travail en 3x8 dans l’industrie et l’augmentation des congés payés. C’est ce partage entre les salariés et les actionnaires des entreprises qui a rendu possible, sous des formes différentes selon les pays, l’Etat-providence au cœur du modèle social européen.
Mais ce modèle s’épuise comme en témoignent les chiffres inquiétants sur l’évolution de la productivité et les explications données ne sont pas convaincantes. Elles risquent d’en occulter les vraies causes. Il y a d’abord le coût jugé excessif du travail et des prestations sociales financées par des cotisations prélevées sur les salaires. Quand on voit les résultats spectaculaires des entreprises cotées en bourse et les très grandes disparités entre les différents secteurs, on a du mal à admettre l’argument. Il y aurait aussi le changement de la relation avec le travail. Les salariés seraient moins motivés, rechercheraient tous les moyens de profiter des prestations offertes quand on ne travaille pas, quelle qu’en soit la raison, chômage ou arrêts-maladie.
Ce frein aux gains de productivité intervient à un moment où, au contraire, on assiste à une poursuite des innovations dans tous les secteurs et notamment dans les services grâce à la généralisation de l’accès à Internet et à l’extension de son utilisation, Acheter un billet de train, réserver une chambre d’hôtel ou obtenir de l’argent auprès de sa banque s’effectuent sans le recours au personnel des entreprises concernées. L’automatisation des chaînes de montage de produits industriels, des composants électroniques aux véhicules particuliers, reste génératrice de gains de productivité. Or on n’en retrouve pas la trace en Europe et en France en particulier.
L’origine de ce déclin est donc ailleurs. Il trouve sa source dans la bureaucratisation croissante des sociétés. L’activité économique ralentit, mais pas la production de textes en tous genres destinés à réguler la vie quotidienne des entreprises et des consommateurs. Il suffit d’observer qu’en moins de 20 ans la taille des différents codes (civil, commerce, travail, fiscalité) a été multipliée par deux ou par trois. Et il faut y ajouter les directives émanant de Bruxelles. L’origine du mal se situe, et le parallèle avec l’économie est frappant, dans l’accroissement continu de la capacité de production de ces textes bien supérieure aux besoins générés par les nouveaux sujets à traiter comme la protection de l’environnement.
En France, l’augmentation du nombre de parlementaires, l’allongement de la durée des sessions, la multiplication des niveaux de décisions (Etat, région, département et communes) avec en plus Bruxelles, a abouti cette inflation normative préjudiciable. L’interdiction du cumul des mandats a libéré encore plus de temps aux parlementaires pour légiférer, à apposer leur nom sur une loi. Les ministres ont éprouvé le besoin d’avoir une présence croissante sur la scène médiatique et la production de nouveaux textes, depuis la réparation des chaussures jusqu’à l’instauration de chèques en tous genres soumis à des conditions de plus en plus complexes nécessitant une charge accrue de travail pour les institutions chargées de les délivrer, leur en fournissait l’occasion.
Des dizaines de milliers d’emplois ont dû être créés dans les différentes administrations pour mettre en place ces dispositions, parfois même avec la création d’entités (Autorités indépendantes, Agences, Hauts-Commissariats, Conseils divers, etc…) et en contrôler l’application. Pour financer ces dépenses nouvelles, l’Etat a imposé la réalisation d’économies dans de nombreux services publics. Les ménages et les entreprises ont alors subi une double peine. Leur vie quotidienne comme leur activité était perturbée par tous ces nouveaux dispositifs et les contrôles qu’ils engendraient et, en même temps, la qualité des services publics essentiels auxquels ils étaient attachés comme la santé ou la délivrance des pièces d’identité, et qu’ils finançaient ne cessait de se dégrader. Alors qu’en France le niveau des prélèvements obligatoires était l’un des plus élevés dans le monde, les avantages qu’on pouvait légitimement en attendre disparaissaient progressivement.
La bureaucratisation de la société, outre le mécontentement, a eu aussi des conséquences économiques majeures car tous ces nouveaux emplois ne contribuaient pas à la production de richesse et même parfois l’entravait. Ces dépenses non productives étaient un facteur d’aggravation des déficits et de l’endettement public. On était dans l’inverse du schéma keynésien traditionnel. Alors que la politique budgétaire avait pour mission de soutenir la croissance et l’emploi quand c’était nécessaire et de réaliser des investissements à long terme, ces dépenses publiques aboutissaient au contraire à pénaliser l’activité.
Autre conséquence, ces charges nouvelles ne sont pas supportées de la même façon par toutes les entreprises. Les grands groupes disposent dans leurs effectifs de suffisamment de personnel qualifié pour s’informer de l’apparition de nouvelles contraintes réglementaires, d’évaluer si elles s’appliquent à l’activité de l’entreprise, de veiller à leur respect et éventuellement de gérer les éventuelles contestations. Mais ce n’est pas le cas pour les entreprises petites ou moyennes. Dans la plupart des cas, ce sera au dirigeant, en plus de son activité quotidienne de prendre en charge toutes ces nouvelles contraintes et il devra le faire sur son temps supposé libre. Le monde de l’agriculture qui s’est partout en Europe élevé contre ce que l’on pourrait appeler un « délire normatif » en a été la principale victime.
La bureaucratisation ne pèse pas seulement sur la productivité, sur la croissance et sur les déficits publics. Ce phénomène affecte les structures profondes de l’économie, le tissu industriel comme les exploitations agricoles. La France, pays de Colbert, est particulièrement concernée car l’administration y occupe une place privilégiée. Le mode de formation des élites confère une grande place au recrutement des hauts fonctionnaires qui deviennent ensuite souvent des dirigeants de grandes entreprises ou des leaders politiques. Ces profils de carrière ne prédisposent donc pas naturellement à mesurer les dommages créés par la bureaucratie et à faire évoluer les pratiques.
Mais les circonstances actuelles avec une véritable panne de la croissance et un affaiblissement durable des gains de productivité peuvent contribuer à une prise de conscience salutaire. Sinon, le mécontentement croissant et légitime des différentes catégories sociales de la population risque de conduire à l’arrivée au pouvoir, et pas seulement en France, de forces politiques extrémistes qui remettront en cause tous les progrès économiques et sociaux enregistrés depuis plus d’un demi-siècle sans pour autant offrir une solution aux difficultés actuelles.