Les banques centrales des Etats-Unis, du Royaume-Unis et de la zone euro ont d’annoncé qu’elles maintenaient à leur niveau actuel leurs taux d’intérêt. Ces décisions ont été justifiées par le net ralentissement de l’inflation qui a été observé depuis l’été, avec au mois de septembre des hausses de prix revenues sur un an à 2,9% dans la zone euro et à 3,7% aux Etats-Unis. Les dirigeants de ces institutions ont bien précisé que cela n’excluait pas de nouvelles augmentations dans les mois à venir car ils considéraient qu’on était encore loin de l’objectif figurant implicitement ou explicitement dans leurs mandats de ramener l’inflation à un niveau proche mais intérieur à 2%. Mais cette perspective est très peu probable.
Cette convergence intervient dans un contexte économique différent des deux côtés de l’Atlantique. La croissance semble solide aux Etats-Unis avec un taux de croissance annualisé de 4.9% au 3ème trimestre ce qui devrait permettre de dépasser largement 2% sur l’ensemble de l’année. Au contraire, en raison notamment de la crise qui affecte l’Allemagne dont l’économie stagne depuis près d’un an et de la faiblesse de la croissance française qui pourrait être inférieure à 1% en 2023, la zone euro connait une quasi-stagnation. Les décisions des deux banques centrales résultent donc de motivations différentes.
Les Etats-Unis ont un faible taux de chômage (3,8%) et c’est la consommation des ménages qui a soutenu la croissance depuis le début de l’année. La hausse des taux a été spectaculaire puisque le taux de base de la Réserve Fédérale a été porté à 5,25% alors qu’il était proche de 0% au début de l’année 2022. Cela n’a pourtant pas provoqué de récession, comme ce fut le cas, par exemple à la fin des années 70 avec la politique de Paul Volcker. L’une des raisons réside dans la faible répercussion de l’action de la Banque centrale américaine sur les taux à moyen et à long terme qui, eux, ont beaucoup moins progressé et se sont aujourd’hui légèrement inférieure 5%. La courbe des taux d’intérêt est presque plate, ce qui est favorable aux investissements mais dangereuse pour le système bancaire dont les marges reposent pour une part sur l’écart entre taux courts et taux longs. Malgré ce contexte, il a été décidé une pause.
La situation est très différente en Europe. Si la Banque Centrale Européenne a accru aussi fortement ses taux directeurs que la Réserve Fédérale, elle avait lancé avant deux programmes d’achats de titres de dettes publiques qui ont permis aux taux à moyen et long terme de rester nettement inférieurs aux taux à court terme. La France émet des OAT depuis le début de l’année au taux moyen de 3,01% alors que les taux directeurs de la BCE sont supérieurs à 4%. Cette situation va se prolonger puisqu’elle va réinvestir le produit des remboursements des titres venant à échéance jusqu’à la fin de l’an prochain. Mais les progrès observés sur l’inflation ne résultent pas de la politique monétaire mais de la conjugaison d’un effet de base et de facteurs extérieurs.
De fortes hausses de prix de l’énergie et des matières premières sont intervenues en 2022 à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ont généré la première vague inflationniste depuis 30 ans. Le phénomène ne s’est pas reproduit en 2023. Les prix qui avaient fortement augmenté ne sont pas retombés au niveau d’avant l’invasion mais ils n’ont pas non plus à nouveau augmenté. Les tensions internationales ont contribué à la désorganisation des chaines d’approvisionnement ce qui a été un second facteur de hausse des coûts qui s’est répercuté sur les consommateurs. Mais les entreprises s’adaptent progressivement à ce nouveau contexte ce qui aura pour effet d’atténuer les pressions sur les prix.
La période récente a donc vu un accroissement de l’écart de croissance entre l’Europe et les Etats-Unis mais pas plus qu’en ce qui concerne l’inflation, cet écart est dû aux politiques monétaires. Les Etats-Unis sont redevenus, grâce aux gisements de pétrole et de gaz de schiste exportateurs d’énergies fossiles au moment où l’Europe, largement du fait des erreurs allemandes voyait des sources essentielles d’approvisionnement coupées et ses prix s’envoler. Le pays a aussi profité des exceptionnels succès de ses entreprises à haute technologie, les GAFA, qui manquent cruellement à l’Europe.
Cet écart de croissance risque de s’accentuer encore dans l’avenir avec l’adoption par les Etats-Unis, en rupture complète avec leur passé très libéral, de programmes d’aides publiques dans les secteurs industriels stratégiques avec comme objectif affiché de réorienter les investissements sur leur territoire. Ces aides peuvent revêtir des formes très diverses : subventions, avantages fiscaux, financements privilégiés. Au même moment, l’Europe est incapable d’abandonner sa double religion de la concurrence et de l’interdiction des aides d’Etat ce qui ne fait qu’affaiblir ses entreprises pour le plus grand profit de leurs rivaux américains et chinois.
Cette transformation des relations économiques internationales dans un contexte d’instabilité politique et avec des menaces permanentes d’affrontement n’a pas échappé aux banquiers centraux qui ont pris certainement conscience des limites de leur action : la même politique menée des deux côtés de l’Atlantique a produit des résultats complètement différents sur la croissance, ce qui met en doute son efficacité. En revanche, il n’est pas possible d’ignorer les conséquences financières des politiques monétaires. Des mesures divergentes sur les taux d’intérêt se traduiraient instantanément par des fluctuations de parité qui pourraient être brutales et affecter les grands équilibres économiques des pays concernés. En Europe, une chute de l’euro par rapport au dollar alourdirait les factures énergétiques et relancerait l’inflation puisque le pétrole et le gaz naturel sont payés avec la devise américaine.
Aux Etats-Unis, le contexte économique ne justifie donc pas de nouvelles hausses des taux d’intérêt mais il faut aussi tenir compte du contexte politique. L’année 2024 sera celle de l’élection présidentielle. Une politique encore plus restrictive de la Réserve Fédérale pourrait cette fois avoir de lourdes répercussions non seulement sur la situation des ménages avec une remontée du chômage mais aussi sur la santé des banques, déjà fragiles, et sur l’évolution des marchés financiers. Cela pourrait engendrer un profond mécontentement dans la population et influer sur le résultat de l’élection.
En Europe, une poursuite de la hausse des taux aggraverait la charge des dettes publiques. Or la BCE en lançant les programmes APP en 2015 et PEPP en 2020 a fait passer la taille de son bilan de 2 000 à 8 000 milliards d’euros tout en facilitant le recours des Etats-membres à l’endettement. Il serait paradoxal que dans un contexte de stagnation économique qui pèse déjà sur les recettes fiscales et sociales, l’institution de Francfort contribue à une nouvelle dégradation de la situation financière des Etats en accroissant la charge de leur dette, ce qui mettrait ceux-ci en difficulté.
Il est donc toujours possible qu’une hausse des taux intervienne mais il est presque certain que cela ne se produira pas. Le monde a changé. Les causes de l’inflation ne sont plus les mêmes que par le passé et les conséquences des politiques monétaires ne se limitent plus à ses effets sur l’équilibre entre la demande et l’offre à l’intérieur d’un pays du fait de la mondialisation des échanges financiers. Aujourd’hui et demain, les résultats que l’on pourra attendre de l’utilisation de l’outil monétaire dépendront donc d’abord de la prise en compte par leurs décideurs des véritables conséquences réelles de leur action.