Les dernières réunions du G20 à Lima comme la révision en baisse des perspectives de croissance mondiale par le FMI ont plongé les gouvernements et les observateurs dans la perplexité et fait peser un doute sur la pertinence des décisions de politique économique qu’elles émanent des dits gouvernements ou des banques centrales. Comment se fait-il qu’avec un contexte aussi favorable, baisse des prix des matières premières et des taux d’intérêt, essor des nouvelles technologies, la croissance mondiale patine et n’arrive pas à retrouver le rythme qu’elle avait connu avant la crise de 2007-2008 ?
La situation est particulièrement préoccupante en Europe, avec un niveau de chômage excessif sauf dans les pays affectés par un déclin démographique marqué (Allemagne) ou ayant adopté des dispositions légales permettant de minorer le taux réel du chômage (Angleterre). Elle n’est pas plus satisfaisante au Japon qui, malgré les politiques audacieuses du gouvernement Abe, renoue avec la stagnation que le pays connait depuis la fin des années 80, et aux Etats-Unis où les importants déficits des comptes publics et des échanges extérieurs constituent toujours une menace pour la stabilité financière mondiale. La baisse du taux de chômage y résulte plus du découragement des chômeurs, mesuré par la chute du taux d’activité, que d’une réelle reprise des embauches.
Ces incertitudes interviennent à un moment où la Chine réoriente son modèle de croissance et ne jouera plus, à l’avenir, le même rôle d’entrainement sur les autres économies, qu’il s’agisse des exportateurs de matières premières (Brésil, Russie, Australie) ou de biens d’équipement et de produits de luxe (Allemagne, France).
Les économistes sont donc divisés face à cette situation inédite. Lawrence Summers, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton, prône une politique de relance par les déficits publics, jugée d’autant plus opportune qu’elle ne coûterait rien du fait des taux d’intérêt quasiment nuls dans les pays industrialisés. Ses idées sont combattues par les tenants de la rigueur, situés pas seulement en Allemagne, qui militent pour le retour à l’équilibre budgétaire, la réduction des dettes publiques et des « réformes » pour améliorer la « compétitivité » des Etats présentant des déficits élevés, sans jamais, d’ailleurs, préciser lesquelles.
De leur côté, les banques centrales des pays développés, après avoir ramené leurs taux d’intérêt à des niveaux proches de zéro, se sont engagées dans des processus massifs de création monétaire, sans pour autant que cela ait un quelconque impact sur la reprise des investissements qui devait en résulter. Au contraire, cette politique a été accusée de générer plus de « bulles spéculatives » que d’emplois, comme en témoigne, malgré une situation économique dégradée, la bonne santé des marchés financiers. Wall Street se porte bien mieux que Main Street. Cette confusion n’est pas étrangère aux hésitations de la Fed à relever ses taux d’intérêt et aux divisions qui s’affichent entre les membres de son Conseil.
Le seul fait indiscutable, c’est que, quelque soient les politiques choisies, aucune n’a donné de résultat concluant. L’Allemagne, si souvent donnée en exemple, stagne et ne doit le rétablissement de ses finances publiques qu’à l’insuffisance des investissements et une situation démographique qui permet de réduire les dépenses publiques. La France ne redémarre pas malgré l’application d’une politique de l’offre censée redonner aux entreprises les moyens et le goût d’aller de l’avant. Quant au Japon, il renoue avec ses démons du passé et replonge dans la stagnation.
Pourtant, dans tous ces pays, la baisse des cours du pétrole et la stabilité des prix auraient dû redonner du pouvoir d’achat et favoriser la croissance. De la même façon, le niveau proche de zéro des taux d’intérêt, aurait dû, en allégeant de façon durable, la charge de la dette des Etats et des entreprises, offrir de nouvelles marges de manœuvre pour doper l’investissement et l’activité. Rien de tout cela ne s’est produit. Ni la politique de l’offre, agrémentée de réformes structurelles, ni la politique de stimulation de la demande par les déficits publics, ni les politiques monétaires ultra-accommodantes n’ont donné les résultats escomptés. On a bien cherché un bouc émissaire, la Chine. Mais les Cassandre de l’été dernier seront déçus car les marchés financiers y ont retrouvé leurs équilibres et le yuan s’est stabilisé à un niveau à peine inférieur (2%) à celui précédant le réajustement du mois d’août. Nos dirigeants et nos chefs d’entreprises feraient mieux de réfléchir aux opportunités qu’offrira le nouveau modèle de croissance de ce pays.
Alors pourquoi cette cacophonie, ces échecs et l’incompréhension que suscite la situation actuelle ? Nos dirigeants ont commencé leur carrière pendant les décennies 80 et 90. Ils avaient été formés par des maîtres imprégnés des théories et des raisonnements conçus pour faire face aux problèmes du demi-siècle précédent. Or le monde a changé, et avec lui les problèmes à résoudre. Qui aurait osé prétendre, il y vingt ans, que la stabilité des prix constituait une menace ? C’était au contraire un objectif vers lequel il fallait tendre. Trois ruptures sont intervenues et ont bouleversé les mécanismes et comportements économiques au point que les raisonnements actuels, donc les politiques retenues, sont devenus obsolètes.
La première, c’est bien sûr la mondialisation avec l’ouverture des frontières et l’essor des échanges de biens et de services grâce à la chute des coûts de transport et la révolution des moyens de communication. Les raisonnements, relatifs au mode de formation des prix ou aux équilibres du marché du travail, conçus pour des économies dont l’ouverture était soigneusement réglementée, sont devenus inopérants.
La seconde est la rupture technologique intervenue dans le traitement et la transmission des informations. Les processus de production et les activités de services ont été bouleversés avec une baisse des coûts donc des prix dans un contexte de concurrence mondiale et des répercussions massives sur l’emploi. Imaginer que les nouvelles technologies vont offrir autant d’emplois nouveaux que ceux qu’elles contribuent à détruire est aussi absurde que prétendre que l’industrie du machinisme agricole a compensé les conséquences de la mécanisation de la production.
La troisième est l’enrichissement d’une grande partie des populations des pays développés qui est allée de pair avec l’endettement de ceux qui n’en bénéficiaient pas. L’économie de l’après guerre ne s’intéressait qu’à l’analyse des flux, production, consommation et échanges de biens et de services. La situation bilantielle des agents, leurs actifs comme leurs dettes éventuelles, était ignorée dans les modèles et dans les raisonnements censés fonder les décisions de politique économique. C’est cette énorme lacune qui explique la crise de 2007-2008 : la dette immobilière des américains, les dettes multiples des irlandais et des espagnols étaient passées sous silence, et alors même que leurs pays apparaissaient aux yeux des économistes comme des modèles à suivre.
Mondialisation, innovation et situation financière des agents ont affecté les comportements et changé la nature des problèmes auxquels étaient confrontés les Etats. Les économistes n’en ont pas encore tiré toutes les conséquences. A eux d’adapter leurs schémas de pensée et d’en faire bénéficier nos dirigeants, qu’il s’agisse de la situation démographique et de son incidence sur l’emploi et la croissance, des effets de l’innovation sur l’offre de travail ou de la relation entre dette publique et patrimoines privés. C’est en améliorant la compréhension de ces phénomènes que des progrès significatifs pourront être accomplis en matière de politique économique et qu’on en verra les résultats dans les performances de chaque pays.