Pourquoi remettre au lendemain quelque chose que l’on pourrait faire le surlendemain, se demandait, avec humour, Mark Twain. Cette boutade résume bien la non-décision de la FED relative à l’évolution des taux d’intérêt aux Etats-Unis. Les arguments donnés ne sont pas convaincants. La Chine a bon dos. Une hausse des taux américains, considérée alors comme certaine, aurait déclenché une hausse du dollar, donc du Yuan, puisque les deux devises étaient liées par une parité fixe. C’est ce qui a motivé les autorités chinoises, certes au plus mauvais moment, à réformer leur régime des changes, décision qui s’est traduite par une « dévaluation » du yuan de moins de 3%.
La vérité, c’est qu’il n’y a aucune raison de remonter les taux d’intérêt aux Etats-Unis, pas plus, qu’en Europe. Le mandat de la Fed, plus large que celui de la BCE porte sur la stabilité des prix et l’emploi. Le premier objectif est atteint aux Etats-Unis, comme vient de le montrer le dernier chiffre de l’inflation : 0,3% en un an. Mais le second est loin de l’être puisque si le taux de chômage est très bas, 5,1%, c’est largement parce que des dizaines de millions d’américains ont renoncé à chercher activement du travail et sont sortis des statistiques. Le taux d’activité, inférieur à 63% de la population en âge de travailler, est à son plus bas depuis les années 70. On ne voit donc pas en quoi une hausse des taux contribuerait à la réalisation du premier objectif puisque celui-ci est déjà atteint et du second, puisque le ralentissement économique qui en découlerait, l’en éloignerait.
Derrière ces contradictions, il y a le sentiment confus que des taux d’intérêt aussi bas reflètent une situation anormale à laquelle il conviendrait de remédier. C’est une idée fausse. Les taux très bas, on le voit bien pour les échéances longues, résultent du jeu du marché. L’épargne est largement suffisante, dans les pays développés, pour satisfaire les besoins de financement des émetteurs, les Etats en premier lieu. Et rien ne dit que cela va changer dans les années à venir.
L’autre erreur porte sur l’objet même de la politique monétaire. En période d’excès de la demande sur l’offre générant des tensions sur les prix et les salaires, le relèvement des taux contribue à la freiner en renchérissant le coût de financement des investissements ou des crédits pour les ménages. Il incite aussi ceux-ci à épargner davantage. Inversement, mais avec une efficacité jugée moindre, les baisses de taux visent à stimuler la demande pour amorcer un nouveau cycle de croissance. C’était l’un des outils de la politique économique utilisé par les banques centrales, avec ou sans l’aval des gouvernements, suivant leur degré d’indépendance. Le maniement des taux servait aussi, dans le passé, à remédier à des crises de changes. On les relevait, en cas de déficit extérieur excessif, pour soutenir le cours de la devise nationale.
Dans les pays développés, ces considérations sont devenues largement obsolètes. Les effets conjugués des gains de productivité permis par l’innovation dans l’industrie comme dans les services, et de la concurrence internationale générée par la mondialisation, ont suffi, hors de toute action monétaire, à contenir l’évolution des prix. Et si l’on ajoute le fait que ces innovations ont aussi permis d’accroître l’offre de matières premières et de réduire leurs coûts de transport, force est de constater que nous sommes devant une situation durable au point que l’on fixe maintenant, par un habile détournement sémantique, des objectifs de hausse des prix. Pour vaincre le mal inflationniste qui avait rongé l’Europe entre 1975 et 1995, on avait fixé un mandat strict à la BCE, mais avec une définition de la stabilité des prix pragmatique « proche de 2% » pour limiter les ardeurs des extrémistes, situés souvent de l’autre côté du Rhin, qui auraient été tenté de le fixer le critère à 0% et donc d’imposer des politiques encore plus restrictives. Retournement de situation, l’objectif est maintenant de « remonter » à 2%.
Mais la politique monétaire ne permettra pas, à elle seule, d’aboutir à ce retournement. Le paradoxe, c’est que l’on n’a jamais accordé autant d’importance aux banques centrales, alors que les problèmes que les économies développées ont à résoudre ne sont plus de leur ressort. Leurs décisions ont désormais bien plus d’influence sur la valeur des actifs, sur la « sphère financière » que sur l’économie réelle, comme en témoigne la chute de la bourse de Paris au lendemain de cette non-décision.
Le monde développé doit donc s’attendre à une longue période de taux bas, sinon quasiment nuls. Quelles conséquences pour les pays les plus endettés, et la France en fait partie ? C’est une excellente nouvelle, à condition de savoir exploiter la situation, et de ne pas tomber dans le déni (cela ne va pas durer…) ou en camoufler les effets. La baisse de la charge de la dette sera spectaculaire en France. La loi de programmation des finances publiques pour 2015, 2016 et 2017 prévoyait des coûts de 44,3, 47,7 et 50,1 milliards pour ces trois années. La charge réelle en 2015 sera d’environ de 42 milliards et pour les deux prochaines années, on peut l'affirmer avec certitude, au pire stable par rapport à 2015, soit sur la période une diminution de la dépense publique de plus de 15 milliards. Mais l’impact de la baisse des taux, puisque la dette est à taux fixe, portera, en réalité sur toute la durée des émissions et ira donc bien au delà. Ainsi, la France va rembourser au mois d’octobre un emprunt de 27 milliards d’euros au taux de 3%, qui lui coûtait chaque année 810 millions d’intérêt. Et elle se refinance, depuis le début de l’année à un taux moyen d’environ 0,6%. Elle va ainsi diviser par cinq la charge correspondante et économiser chaque année 660 millions. Le mouvement s’amplifiera au fur et à mesure que les émissions du passé seront remplacées par des emprunts aux taux actuels avec un effet sur la durée des emprunts puisque ces emprunts sont, répétons-le, à taux fixe.
La France doit donc apprendre à tirer avantage de cette situation inédite et non en nier l’existence. Première précaution, l’assumer et non pas utiliser cette cagnotte tombée du ciel en fin d’année pour masquer l’échec des efforts d’économies. C’est en maintenant le cap des économies de fonctionnement de tout l’appareil public et en utilisant les marges de manœuvre procurées par la baisse des taux à soutenir l’activité que pourra s’enclencher un véritable cycle de croissance. Parler de croissance quand la production augmente de 1 ou de 1,4% relève de l’abus de langage. Deuxième précaution, réduire au maximum les émissions à des taux supérieurs au taux du marché qui permettent d’empocher des « primes d’émission » n’entrant pas dans le calcul du déficit budgétaire, mais qui freinent la baisse de la charge future de la dette. On en est à près de 10 milliards d’euros depuis le début de l année. Troisième précaution, en finir avec cette pratique qui consiste à brader des participations dans des entreprises où l’Etat est actionnaire et qui offrent parfois des dividendes de 4 ou 5%, voire plus, pour le désendetter quand son taux de refinancement est, en moyenne, dix fois plus faible. C’est de l’auto-spoliation.
Les taux très bas sont là pour longtemps. Le constat de la FED est sans équivoque et la BCE est sur une ligne encore plus nette. Aux Etats, en France en particulier, de comprendre qu’ils vont en être les premiers bénéficiaires. A eux de trouver les moyens, et sans procrastiner, de faire profiter leurs économies de cette situation inédite, de sortir des schémas du passé pour enclencher un nouveau cycle de croissance.