La publication de la première estimation de la croissance chinoise pour l’année 2014 a été accueillie en France avec une surprenante vague de commentaires négatifs : il s’agirait du plus faible taux depuis 1990, lit-on à peu près partout, Et on s’empresse d’ajouter que c’est bien le signe d’un essoufflement, certains allant même jusqu’à s’interroger sur les risques d’un atterrissage brutal. Venant d’un pays où on rêverait d’atteindre 1% en 2015, ces observations ne manquent pas de sel.
Et ne n’est évidemment pas la première fois que se manifeste ce qui s’apparente à un véritable déni vis-à-vis de la Chine. A force de se tromper en prédisant à longueur de temps que le pays ne poursuivra pas sur la voie qu’il s’est tracé depuis la mise en oeuvre des réformes de Deng Xiaoping il y a trente cinq ans, on finit par se cacher la réalité. C’est la fable de l’homme qui a raté son train. Il se console en disant qu’il va dérailler. En l’espèce, ce sont nombre d’entreprises françaises, à la différence de leurs concurrentes allemandes, qui ont raté le train chinois. Persister à leur expliquer que ce n’est pas grave parce que le miracle ne durera pas, ne les aide pas à rattraper le terrain perdu. Le cas de Peugeot et de son virage stratégique en direction de la Chine en 2013 est à cet égard exemplaire : son redressement est directement lié au redémarrage de son activité dans ce pays, qu’il avait négligé pendant 20 ans alors que l’entreprise avait été l’une des premières à s’y implanter.
La comparaison des taux de croissance sur une longue période n’a aucun sens. Entre 1990 et 1995, période de référence de ces comparaisons, le PIB de la Chine est en moyenne de 600 milliards de dollars. Une croissance de 9% signifie alors une augmentation de la production d’environ 50 milliards. Dérisoire, à l’échelle de la planète. En 2014, le PIB de la Chine selon le FMI a atteint 10 350 milliards. Une croissance, certes plus faible qu’avant, de 7,4% signifie une hausse de la production de près de 800 milliards de dollars. On pourrait ajouter que concentrer la réflexion sur des décimales, alors qu’aucun pays n’est en mesure d’évaluer sa production avec une telle précision quelques semaines après la fin de l’année, n’a pas davantage de sens. Le message négatif envoyé est donc un véritable contresens. Le poids de la Chine dans l’économie mondiale ne cesse de s’accroître. Et cela a deux conséquences pour nos entreprises. Le marché qu’elles pourraient servir est de plus en plus étendu. Mais la contrepartie, c’est que les entreprises chinoises sont en train d’acquérir une surface, grâce à leur marché intérieur et aux compétences qu’elles acquièrent, qui en feront demain de redoutables concurrents ou des alliés précieux suivant les stratégies qu’adopteront les entreprises françaises concernées. Mais pour qu’elles en soient conscientes, il est indispensable qu’elles ne se trompent pas sur les enjeux.
Car ce n’est pas seulement la taille de l’économie chinoise qui est en train de changer, grâce au maintien d’une croissance aussi élevée, c’est aussi sa structure. Et les dirigeants chinois en sont parfaitement conscients. Ils ont adapté leur diplomatie à ces nouveaux enjeux. Le temps où la Chine était « l’usine du monde », c’est-à-dire le sous-traitant des entreprises des pays développés est révolu, à la fois parce que la hausse des salaires rend ce modèle obsolète dans bien des secteurs, mais aussi parce que les entreprises chinoises ont acquis dans certains domaines un savoir-faire qui leur permet d’en sortir. Le temps aussi où elle était la providence des exportateurs de matières premières est également en passe de s’éteindre : l’élévation du niveau de vie, qui découle de la poursuite de la croissance, signifie plus de services mais pas plus d’acier. Les difficultés que traverse aujourd’hui le Brésil, première victime du super cycle des matières premières est la conséquence directe de la mutation irréversible de l’économie chinoise.
Ce que nous devons comprendre, même si c’est difficile à admettre, c’est que la Chine se rapproche très vite du modèle d’économie développée tel que nous le connaissons et, même si sa croissance reste forte, elle a de moins en moins le profil d’un « émergent ». Ses exportations vont rapidement refléter cette mutation. Moins de chaussures de sport et de jouets, et plus de trains et de centrales électriques, thermiques ou nucléaires. La diplomatie chinoise s’y adapte. Le projet de « Nouvelle Route de la Soie » en est la traduction. Il s’agit, suivant la tradition historique du pays de nouer des partenariats avec les pays voisins, au sens le plus large possible, de l’Asie centrale jusqu’à l’Europe pour construire des infrastructures qui serviront de lien et de stimulant pour les échanges commerciaux dans ce nouveau réseau mondial qui se construira à partir de Pékin. Et il sera complété par la voie maritime. Tout comme l’ancienne route qu’empruntaient les caravanes pour apporter à l’Occident les précieuses matières premières dont raffolaient les cours et les riches marchands européens, la voie maritime à travers l’océan indien étendra l’influence économique de la Chine jusqu’au Moyen Orient et même aux côtes de l’Afrique orientale. Le fait qu’on y ait découvert de vastes gisements de pétrole et de gaz ne va certainement pas, bien au contraire, ralentir ce processus de rapprochement.
Cette nouvelle diplomatie économique s’appuie sur des ressources pratiquement illimitées pour financer ces projets. Au lieu d’accumuler des bons du Trésor américain, les autorités chinoises préfèrent désormais consentir des prêts, le plus souvent d'ailleurs dans leur propre monnaie, ce qui favorise son internationalisation, aux Etats partenaires pour financer la réalisation de ces grands travaux. Et l’ambition des entreprises chinoises ne connait pas de limites. C’est spectaculaire dans l’industrie ferroviaire : China National Railways, l’un des deux géants publics chinois du secteur, que l’Etat a d’ailleurs incité à se rapprocher, ce qui au total ferait un chiffre d’affaires de 20 milliards d’euros, vient de remporter un appel d’offres pour fournir 300 wagons pour le métro de Boston. Montant du marché : près de 600 millions de dollars.
Plutôt que de pérorer sur des décimales, il serait plus intéressant d’inciter, au travers de partenariats intelligents et équilibrés, les entreprises françaises à nouer des alliances avec leurs homologues chinois, qui sont toutes, c’est l’évidence, encore loin de maîtriser, non seulement les produits et les techniques, mais aussi la manière de les adapter aux besoins et au contexte juridique, des pays développés. Le Premier ministre se rend bientôt en Chine. Espérons qu’au lieu de se faire l’écho des doutes sur la croissance chinoise, il favorisera la naissance de partenariats de cette nature. Nos entreprises, et plus globalement notre économie, ont tout à y gagner.