Les rapports et les commentaires négatifs abondent à la suite des piètres résultats économiques de la France. La trajectoire suivie depuis vingt ans inquiète du fait d’une dégradation significative et continu des principaux indicateurs. Après deux décennies marquées par la croissance, le recul de l’inflation, les restructurations industrielles nécessaires avec une certaine maîtrise des finances publiques (la dette publique en 2002 n’atteignait que 60% du PIB) qui avait permis à la France d’entrer dans la zone euro, la situation n’a cessé de se détériorer : déficit extérieur et endettement public records, croissance faible, maintien du chômage à un niveau élevé et désindustrialisation inquiétante. Tous ces facteurs ont conduit nombre d’observateurs à parler du déclin français.
Mais en même temps, la richesse des ménages n’a cessé de s’accroître. Les derniers chiffres publiés par l’INSEE indiquent qu’en 2022, le patrimoine des ménages, après soustraction de leur dette, avait atteint 14 791 millions d’euros, soit une augmentation de 2230 milliards par rapport à 2019. La valeur nette de l’immobilier représentait plus de 8000 milliards et les actifs financiers étaient supérieurs à 6000 milliards. A la fin du mois de juin 2024, ils avaient encore progressé pour atteindre 6 361 milliards. La part de l’immobilier baisse depuis deux ans et est compensée par une hausse de l’épargne financière. Les patrimoines financiers ont ainsi augmenté de plus de 100 milliards par an. Comment expliquer qu’au moment où l’on parle de déclin, les Français s’enrichissent autant ?
Le concept de déclin fait appel à deux composantes, un phénomène structurel et une appréciation relative. C’est en comparant les évolutions entre les pays que peut apparaître une divergence et justifier cette qualification. La France depuis vingt ans est marquée par une bureaucratisation croissante et une transformation démographique. Le premier phénomène pèse sur l’activité et sur les finances publiques. La multiplication des contraintes réglementaires gène la vie des entreprises, les oblige à recruter du personnel ou à faire appel à des fournisseurs extérieurs ce qui affecte la productivité. Les administrations publiques et les institutions politiques grossissent pour élaborer et faire respecter ces réglementations. Cela a aussi un coût qui n’a pas été étranger à la lourde dégradation des finances publiques.
La transformation démographique, avec la baisse de la natalité et l’allongement de la durée de vie, au contraire, n’a pas eu jusqu’à présent d’effet de nature à expliquer les faibles résultats économiques. Elle a contribué à la stabilisation du chômage et réduit les charges des jeunes ménages. Mais le phénomène, s’il devait s’amplifier dans l’avenir avec une baisse marquée et durable de la fécondité serait à l’évidence un facteur négatif pour la croissance et pour la capacité de l’économie à assurer des conditions satisfaisantes de vie pour les personnes les plus âgées dont le nombre ne va cesser de croître.
L’autre aspect concerne le caractère relatif de ce supposé déclin. Traditionnellement, la France est comparée à l’Allemagne, vantée pour sa réussite industrielle avec ses excédents extérieurs, son modèle de prospérité partagée dans l’entreprise qui assure la paix sociale et sa gestion des finances publiques. Les erreurs stratégiques majeures commises dans le domaine de l’énergie vont pénaliser cette appréciation positive qui lui a conférée le statut de modèle avec en plus un vieillissement plus marqué qu’en France, la remise en cause par les restrictions douanières à venir des succès à l’export et les menaces sur l’industrie automobile avec la conversion à l’électrique et la supériorité des producteurs chinois.
Les Etats-Unis, au contraire, vont accroître leur position mondiale. Mais le modèle est-il transposable et peut-il servir à une comparaison ? Assurément non. D’abord, grâce aux nouvelles techniques d’extraction de pétrole et de gaz, le pays bénéficie d’un soutien à sa croissance et offre aux entreprises des conditions d’accès à l’énergie bien plus compétitives qu’en France. La hausse du dollar a aussi un effet mécanique sur la valeur nominal du PIB qui sert aux comparaisons et elle va s’accroître avec la baisse inévitable des taux dans la zone euro pour soutenir la croissance. Enfin personne ne s’inquiète des déficits considérables, intérieurs et extérieurs, du pays ni de sa capacité à les financer. L’écart de taux d’intérêt sur les titres à 10 ans est de plus de 100 points de base avec la France et Washington n’y voit aucun signal alarmant.
Comparaison n’est pas raison. Les chiffres utilisés doivent refléter la réalité. Le revenu d’un citoyen américain est bien plus élevé que celui de nos concitoyens mais ceux-ci bénéficient de la gratuité de l’école et d’un coût modeste de l’enseignement supérieur pour leurs enfants et n’ont à payer qu’une faible part de leurs dépenses de santé. Quant aux niveaux des prélèvements obligatoires et de l’emploi en France et en Allemagne, ils reflètent les différences majeures entre les deux pays : un régime de retraite par répartition en France et non de capitalisation et la quantité très supérieure des emplois à temps partiel en Allemagne.
L’argumentation sur le déclin n’est donc pas convaincante. Elle semble surtout destinée à faire admettre des mesures impopulaires pour remédier aux déséquilibres du pays. Mais encore faut-il que les remèdes soient appropriés et qu’ils corrigent les erreurs passées au lieu de les aggraver. L’évolution du patrimoine des ménages contredit elle aussi la thèse du déclin car elle provient à la fois de la hausse de la valeur des actifs détenus et d’un taux d’épargne élevé. Si cette valeur croît, c’est qu’elle traduit une demande toujours forte sur le long terme pour les biens immobiliers, même si elle a fléchi ces deux dernières années du fait de la hausse des taux d’intérêt. Elle vient aussi des bons résultats des entreprises en ce qui concerne les actifs financiers.
L’épargne des ménages est en hausse surtout parce que les revenus d’une partie croissante de la population ont augmenté. La question posée n’est donc pas celle d’une dégradation de la situation économique synonyme d’appauvrissement et donc de déclin mais bien celle de l’augmentation des inégalités. Le vieillissement de la population y contribue car les personnes âgées qui ont vu leur niveau de vie s’améliorer fortement, épargnent davantage car leur besoin de consommation est moins élevé. On a connu ces deux dernières années des taux d’épargne record, supérieurs à 17% du revenu brut, notamment pour les placements financiers avec un taux supérieur à 8% en 2024.
L’accumulation de l’épargne financière, signe révélateur de l’enrichissement du pays, devrait être pris en compte dans les réflexions sur le système des retraites puisque l’allongement de l’espérance de vie va rapprocher l’âge de la retraite du moment où un ménage héritera. Pour la même raison, il ne sert à rien d’accumuler des réserves dans les régimes complémentaires (autour de 90 milliards en 2024) qui concernent des salariés ayant eu des rémunérations très supérieures à la moyenne. Il vaudrait mieux relever progressivement le plafond de la sécurité sociale et accroître les recettes du régime général pour réduire son déficit.
Le raisonnement économique est aujourd’hui exclusivement fondé sur des flux (le PIB ou les déficits) et ignore l’évolution des actifs, à l’exception de la dette publique, ce qui conduit à des erreurs d’appréciation. La politique économique suivie en France depuis dix ans a creusé les déficits publics, sans résultat sur la croissance et la compétitivité, mais a favorisé l’enrichissement des ménages. Plutôt que d’invoquer le phantasme du déclin, mieux vaudrait trouver les réformes qui permettraient à cet enrichissement de devenir moins inégalitaire et rendre ainsi à la croissance les moteurs qui lui manquent.