La publication par l’INSEE de l’inflation en France au mois de septembre a surpris. Les prix ont diminué de 1,2% par rapport au mois d’août (et de 0,6% corrigé des variations saisonnières) et sur un an, ils n’ont plus progressé que de 1,1%. Le Royaume-Uni a connu lui aussi un recul de l’inflation sur un an (+1,7%) comme la zone euro (1,7%). La hausse des prix aux Etats-Unis est restée légèrement inférieure à 2% alors qu’en Chine au contraire elle est retombée sur un an à 0,4%. En Europe, tout s’est passé comme si après les brutales hausses en 2022 et 2023, qui avaient atteint un pic supérieur à 10%, on retrouvait un niveau équivalent à celui connu entre 2012 et 2022, compris, suivant les années, entre 0 et 2%.
L’explication traditionnelle de l’inflation repose sur le déséquilibre entre la demande de biens et de services et l’offre produite par les entreprises ou les fournisseurs de matières premières. Mais cette explication théorique est en train de perdre de sa pertinence. Jusqu’en 2022, l’évolution de la production d’énergies fossiles comme de produits agricoles a été suffisante pour satisfaire la demande mondiale et les gains de productivité ont permis de contenir les prix de nombreux biens et services. L’ouverture des frontières a eu deux conséquences. Une concurrence accrue a pesé sur les prix à la consommation. Les délocalisations ont constitué un facteur de réduction des coûts de production. Ainsi, dans la zone euro, l’objectif de hausse inférieure à 2% inclus dans le mandat de la Banque Centrale Européenne avait été respecté.
Mais le retour de l’inflation n’a pas été provoqué par les facteurs économiques habituels comme le déséquilibre entre l’offre et la demande mais mais par des causes exogènes, la rupture de chaînes d’approvisionnement découlant des restrictions imposées par la crise sanitaire et les conséquences sur les prix de l’énergie de l’invasion de l’Ukraine et des sanctions adoptées contre Moscou. En France, cette situation a été aggravée par les problèmes techniques qui ont frappé le parc nucléaire conduisant à l’arrêt de près de la moitié des centrales. Les fournisseurs ont dû avoir recours à davantage d’énergies fossiles et acheter de l’électricité sur le marché européen affecté par la guerre en Ukraine.
Le prix du KWh hors taxe du tarif réglementé est passé de 0,116 à 0,204 €. Cette hausse pesant sur les ménages a été partiellement atténuée par la suppression d’une taxe de contribution au service public. L’Etat a annoncé qu’il la rétablira en 2025 mais rien n’est dit sur les baisses du prix du KWh qui devraient résulter du retour du parc nucléaire à un fonctionnement normal. Tout ceci montre que le phénomène inflationniste observé dans le monde, à l’exception de la Chine, ne résultait pas des causes économiques traditionnelles. Pourtant les mesures adoptées par les banques centrales l’ont ignoré et elles ont agi pour restreindre une demande qui n’était nullement la cause des hausses de prix.
La Réserve Fédérale à Washington a commencé ses relèvements en mars 2022 suivie en juillet par la BCE. Mais la croissance américaine a été peu affectée : 2,5% en 2022, 2,9% en 2023 et on attend un chiffre compris entre les deux en 2024. Parallèlement, une politique de relance d’inspiration keynésienne avait été mise en place avec l’Inflation Reduction Act, au titre paradoxal, permettant de financer des infrastructures et la réindustrialisation de l’économie américaine, et avec le Chips Act visant à rendre au pays son indépendance dans la fabrication de composants électroniques.
En Europe, sous la pression de Berlin, seul un programme d’investissement fut lancé par la Commission et les conditions d’obtention étaient si complexes à remplir que moins de la moitié des fonds a été effectivement engagée. Les hausses de taux ont alors pénalisé une demande intérieure déjà affectée par des baisses de pouvoir d’achat et par les inquiétudes sur la situation économique. Cela a incité ceux qui le pouvaient à épargner massivement comme en France. Le résultat a été de plonger l’économie allemande dans la récession et l’économie française dans une très faible croissance (à peine 1% en moyenne sur trois ans). La hausse des taux, répercutée par les banques a provoqué en France une chute de la construction de logements (-25% au 1er semestre 2024 par rapport à 2023), une stagnation de la consommation et de l’investissement qui ont pesé sur les recettes fiscales.
La politique monétaire a eu une autre conséquence néfaste pour les pays endettés. Depuis près de dix ans, ils se finançaient dans des conditions très favorables, ce qui freinait l’augmentation de la charge de leur dette. La hausse des taux n’a eu pour l’instant que peu d’effets pour les émissions à moyen et long terme puisqu’elle ne portait que sur les intérêts futurs. En revanche, elle a provoqué une augmentation brutale et immédiate des charges pour les titres à court terme. La France en aura émis cette année pour environ 190 milliards d’euros. Au taux actuel de 3,25% cela générera une charge supplémentaire de 6 milliards. Ainsi les effets cumulés de la faible croissance et de la hausse des taux, ont contribué significativement à l’accroissement du déficit budgétaire.
Mais cette politique n’a pas fait que des perdants. Les banques ont répercuté les hausses de taux sur leurs clients, ce qui a généré des profits substantiels qu’ils ont directement ou indirectement transféré à leurs actionnaires. En Europe, le montant des dividendes versés et des rachats d’actions par le secteur bancaire atteignait 66 milliards d’euros en 2021. Il devrait dépasser 120 milliards en 2024.
La baisse de l’inflation ne signifie pas la baisse des prix. Ils croissent seulement moins vite. Le ressenti par les ménages ne correspond pas à la satisfaction exprimée par les autorités monétaires ou politiques. Ce décalage est aggravé par la nature des hausses de prix qui concernent surtout les biens de première nécessité (énergie, alimentation) et par le retard entre ces hausses et les revalorisations des salaires et des prestations sociales. L’inflation peut donc revêtir un caractère inégalitaire. Les mesures fiscales prises pour freiner la hausse de l’endettement public rencontreront donc une opposition d’autant plus forte.
l'inflation peut désormais avoir deux origines, le déséquilibre entre l’offre et la demande de certains biens ou services. C’est l’inflation économique. Mais l’expérience récente nous montre qu’elle peut provenir de phénomènes exogènes et temporaires, comme une épidémie qui se transmet d’un continent à l’autre ou des crises politiques, sans relation directe avec un déséquilibre économique : c’est l’inflation géopolitique. Les remèdes adoptés pour lutter contre la première ne sont pas forcément appropriés pour faire face à la seconde. C’est la leçon que l’Europe devrait tirer des derniers évènements.
Le mandat de la BCE répond aux objectifs de réduction de l’inflation économique. Mais il devrait désormais tenir compte des vraies causes de l’inflation. Quand celle-ci provient de facteurs extérieurs, l’adoption de politiques monétaires restrictives dans un contexte d’endettements publics élevés peut aggraver la situation financière des pays concernés sans avoir de réel effet sur l’évolution des prix. La banque centrale devrait donc, par sa politique monétaire, contribuer au soutien de l’activité et à la stabilisation des conditions de financement des Etats.
Le monde a changé. La mondialisation, même si elle a subi des freins et provoqué des mesures de restriction, a transformé les mécanismes de formation des prix. Les moyens à mettre en œuvre pour assurer leur stabilité doivent à leur tour prendre en compte ces nouvelles réalités.