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Le blog d'Alain Boublil

 

Art et innovation : l’exemple américain

La Silicon Valley est aujourd’hui le symbole de l’alliance idéale entre l’audace, l’innovation et la réussite américaine. Et si les grands musées de la côte est (Washington, Philadelphie, Baltimore, New York) ne nous délivraient pas, eux aussi, la même leçon, en plus des  émotions esthétiques qu’ils nous procurent ? Ils nous renseignent sur le monde d’aujourd’hui, sur le génie et les faiblesses de la France autant que sur l’audace et l’attrait pour l’innovation du peuple américain. Comment expliquer sinon que se trouvent rassemblées dans quelques musées ou fondations  les œuvres les plus emblématiques de ces grands innovateurs que furent les impressionnistes et  ceux qui les suivirent ?  A cette époque, notre « Silicon Valley », elle était à Giverny, à Montmartre ou à Montparnasse. Il y deux raisons à cela.

La première, c’est que ces mouvements ont été « refusés » par ceux qui dictaient alors le goût, l’Académie et les conservateurs de musée, qui organisaient avec les critiques d’art, les « Salons ». Ils le sont d’ailleurs encore puisque les dernières œuvres restées en France n’ont toujours pas leur place au Louvre. Mais la seconde, tout aussi importante, c’est qu’une génération de chefs d’entreprises et de banquiers américains qui avaient réussi et donc qui aimaient la nouveauté et le risque, s’est passionnée pour ces artistes. Ils ont constitué ces prodigieuses collections dans l’indifférence, parfois condescendante, des autorités françaises qui laissèrent partir ces oeuvres. Ce n’était pas grave à leurs yeux puisqu’ils gardaient leurs chers Meissonnier et leurs Thomas Couture.

Au début, il y a une jeune artiste, Mary Cassatt, qui se lie d’amitié avec Degas et qui fait partager son enthousiasme à sa grande amie, Louisine Havemeyer, dont le mari était le patron et l’actionnaire des chemins de fer de Pennsylvannie. On est en 1885. La collection Havemeyer, donnée au Metropolitan Museum de New York est riche de quelques magnifiques Courbet, bien audacieux pour l’époque, et d’un ensemble exceptionnel de Manet, de Renoir et de Monet. Progressivement, l’establishment américain, les Vanderbilt, les Morgan, Erwyn Davis, les Johnson, le banquier Chester Dale, les Widener, qui possédaient les tramways de Philadelphie et bien d’autres suivront le mouvement, lequel ne s’arrêtera, faute d’œuvres à acquérir que dans les années 1960.  Gertrude Stein, dont le frère possède, lui,  les tramways de San Francisco, se lie d’amitié avec Picasso et Matisse et se passionne pour l’art moderne qui vient d’éclore à Paris avec le nouveau siècle. Elle initie ses amies, les sœurs Cone, qui à leur tour collectionneront les Matisse que l’on peut admirer à Baltimore.       

Albert Barnes, qui avait fait fortune dans l’industrie pharmaceutique, missionne, à peu près au même moment, un jeune peintre américain, Glackens pour qu’il lui achète chez Ambroise Vollard des tableaux impressionnistes. Il ne viendra lui-même à Paris qu’à partir de 1912 et acquerra, d'abord chez Vollard, puis, après la guerre, chez un jeune marchand ambitieux, Paul Guillaume, plusieurs centaines d’œuvres majeures, des Impressionnistes à Picasso, Matisse et Soutine. Sa collection qu’on ne pouvait voir que difficilement dans sa demeure de Merion, est maintenant exposée, en respectant scrupuleusement l'accrochage originel, dans un superbe bâtiment situé non loin du Philadelphia Museum of Art, avec lequel Barnes avait longtemps guerroyé. Les deux célèbres versions des Grandes Baigneuses de Cézanne ne seront donc plus éloignées que de quelques centaines de mètres. Barnes prétendit  avec raison, que sa version était supérieure à celle de Widener. La sienne était effectivement celle devant laquelle l’artiste s’était fait photographier peu avant sa mort.  

Comment ces industriels, ces hommes d’entreprises, ont-ils pu avoir accès, et pendant aussi longtemps, à de tels chefs d’œuvres, et pour des montants dérisoires par rapport leur valeur actuelle? Le Déjeuner des Canotiers, le chef d’oeuvre de Renoir, ou les Poseuses, de Seurat n’ont été acquises qu’en 1923 et en 1926 par le critique d’art Duncan Phillips et par Barnes. Jacques Doucet avait acheté les « Demoiselles d’Avignon », l’œuvre fondatrice de Picasso, pour une bouchée de pain. L’Etat refusera le legs, comme il avait refusé en son temps la moitié du legs Caillebotte. Elles sont aujourd’hui au Moma, à New York. Quant aux chefs d’œuvre cubistes détenus par leur marchand, Kahnweiller, saisis après la guerre de 14-18, ils seront vendus à l’encan dans l’indifférence générale en 1920.

Avons-nous enfin tiré les leçons de ces erreurs ? Pas vraiment. L’an dernier, et pour la première fois, un ensemble de tableaux de Gustave Caillebotte, qui fut l’inspirateur, l’ami et même le mécène des Impressionnistes, avait été réuni dans la propriété de la famille du peintre, à Yerres, dans le Val de Marne. Cette merveilleuse exposition, qui ne devait rien à l’Etat, passa inaperçue. Peu après, l’autre grand ami et marchand des Impressionnistes, Paul Durand-Ruel faisait l’objet d’une rétrospective, rendant un hommage tardif mais ô combien justifié, à son rôle auprès de ces créateurs exceptionnels qui contribuent, dans le monde entier, au rayonnement de la France. Mais il ne fallait pas trop en demander. La rétrospective se tint dans une annexe du palais du Luxembourg. C’était là que, pendant quelques temps, entre les deux guerres, les tableaux de ces artistes furent accrochés et où, autre ironie de l’histoire, les oeuvres que Caillebotte avait léguées à l’Etat, et dont la moitié serait refusée, furent brièvement exposées.

Le mois prochain, Caillebotte fera l’objet d’une rétrospective à la National Gallery de Washington. Les toiles de ce génial précurseur seront accrochées non loin de celles de Raphaël, de Titien et de Rembrandt. Quant à l’hommage à Durand-Ruel, il sera rendu au Philadelphia Museum of Art, qui héberge, outre la collection Widener, des dizaines d’œuvres majeures, impressionnistes et modernes.  Ainsi ces deux grands innovateurs que furent Caillebotte et Durand-Ruel connaîtront la consécration qu’ils méritent, mais aux Etats-Unis, pas en France.

Si l’on osait, on ferait une suggestion au Président de la République : pourquoi ne pas, enfin, accueillir au Louvre, dans une galerie dédiée, ce qui nous reste de ce moment unique de l’histoire de l’art, par exemple l’Olympia de Manet, les deux Danses de Renoir, le Cirque de Seurat qui avait été légué au musée par un autre grand collectionneur américain, John Quinn, dernière œuvre importante du peintre encore en France, et bien sûr les deux Déjeuner sur l’herbe, celui de Manet et celui de Monet, avec l’Atelier de Gustave Courbet, quand sa restauration aura été achevée. En échange, ce qui libérera de la place, on pourrait renvoyer à Orsay les Gérôme, les Cabanel et tous les tableaux à la gloire des Salons. Voilà une initiative qui ne coûterait pas cher et qui laisserait une trace dans l’histoire aussi forte que la création ou l’embellissement d’un musée. Le message, associé à cet évènement, contre  tous les conservatismes et en faveur de l’audace et de l’innovation, serait peut-être enfin compris.