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Le blog d'Alain Boublil

 

La crise sociale française

Au lieu d’aller se reposer à Brégançon ou à Marrakech, nos responsables politiques auraient mieux fait de se rendre à Sienne. Au Palazzo Pubblico, ils auraient pu admirer la grande  fresque d’Ambrogio Lorenzetti, l’Allégorie du bon et du mauvais gouvernement. Sur le mur situé à la droite du panneau central où figurent les ministres assis, est représentée une ville calme et prospère où se promènent des habitants heureux, au milieu d’une campagne aux champs biens entretenus et où poussent les oliviers. Sur le panneau de gauche, au contraire, la violence se déchaine dans la rue, les maisons sont en feu et l’on se bat sur les collines avoisinantes dont les arbres ont perdu leurs feuilles. Le spectacle que donne la France depuis un an rappelle celui décrit sur le panneau du mauvais gouvernement car la crise sociale déclenchée avec le mouvement des gilets jaunes et qui s’est amplifiée avec le rejet du projet de réforme des retraites est la conséquence directe des erreurs du gouvernement.     

Les gilets jaunes se sont baptisés ainsi parce qu’ils revêtaient un équipement dont la présence visible était devenue obligatoire dans chaque véhicule. Ils se sont rassemblés sur des ronds-points  construits par milliers dans toute la France pour ralentir la circulation. Ils avaient déjà protesté contre la réduction de la vitesse à 80 km/h. Leur exaspération atteignit son comble quand furent  annoncées des hausses massives de la fiscalité sur le diesel alors que l’Etat les incitait depuis des années à acquérir des voitures en consommant pour réduire, pensait-on, les émissions CO2. En dehors des grandes agglomérations équipées de transports collectifs, la voiture est le seul moyen de se déplacer. C’est pour avoir ignoré cette réalité que le gouvernement a été confronté à la plus grave crise politique et sociale que le pays avait connu depuis dix ans, quand la jeunesse s’était révolté contre l’instauration de règles spécifiques applicables aux jeunes salariés.

Les leçons n’ont pas été tirées et le projet de réforme des retraites a relancé le mécontentement. Il avait été, là aussi, conçu de façon  technocratique sans prendre en compte les conséquences concrètes sur la situation des personnes concernées en étant fondé sur trois principes abstraits, la justice, l’universalité et l’équilibre. Il commence, par dénoncer les avantages procurés par les régimes spéciaux consentis aux salariés de grands services publics du transport et de l’énergie. Or ceux-ci ne sont pas payés en fonction de leur utilité économique réelle parce que leurs employeurs ne conservent pas toute la valeur qu’ils créent. Une maison ou un appartement dans une ville desservie par une ligne de TGV vaut deux à trois fois plus qu’ailleurs. Dans une petite annonce, le principal argument de vente en dehors d’une grande ville est sa proximité avec une gare. Les immeubles de bureaux à La Défense seraient vides ou n’auraient pu être construits sans la ligne 1 du métro ou la ligne A du RER.

Les désordres actuels liés aux arrêts de travail montrent bien l’importance stratégique de ces équipements et le rôle essentiel de ceux qui les font marcher. Le pacte social passé avec eux repose sur une acceptation de salaires sans rapports avec leur utilité économique réelle et les contraintes de disponibilité auxquels ils sont soumis, comme  quand il faut venir en urgence rétablir le courant en cas de coupure, en échange d’avantages sociaux concernant notamment leurs retraites. C’est le fondement des régimes spéciaux. Ils n’ont donc aucun caractère injuste et sont parfaitement légitimes. Il est absurde de dresser une partie de la population contre eux, laquelle est bien contente de les trouver pour arriver à l’heure au travail, pour partir en vacances ou pour rétablir le courant, surtout quand on sait qu’ils ne représentent que 2% des retraités auxquels il faut ajouter 1% pour tenir compte des pensions de réversion. Le poids des régimes spéciaux est marginal, 15 milliards chaque année soit moins de 5% du  total des retraites versées. Cela valait-il la peine de mettre le pays à l’arrêt ?

Le concept d’universalité est tout aussi dénué de réalité mais a de lourdes conséquences financières. Les métiers, les conditions de travail et les qualifications comme l’accès aux professions sont différents et souvent réglementés. Les droits à la retraite sont, à juste titre, adaptés à la variété des situations. L’universalité est donc un leurre et les premières discussions le montrent bien avec les concessions faites aux danseuses de l’Opéra et aux contrôleurs aériens. Le système par points crée, en plus, une incertitude. C’est toute la différence entre un système à prestations définies, où l’on sait dès que l’on cotise, à combien on aura droit et un système à cotisations définies où l’on sait combien on doit payer mais où l’on ignore ce à quoi on aura droit puisque cela dépendra de la valeur du point fixée par l’Etat. En plus, la prise en compte de la totalité d’une vie professionnelle engendrera mécaniquement une baisse des droits par rapport à la situation actuelle où les 25 meilleures années et les six derniers mois pour les fonctionnaires servent de base. Le système proposé, qui s’ajoute aux autres réformes accroissant la précarité (chômage, droit du travail) va donc ouvrir des perspectives nouvelles aux fonds de pension.

La priorité donnée au retour à l’équilibre avec l’apparition du concept d’« âge-pivot » montre aussi que derrière ces idées générales et apparemment généreuses prédomine la préoccupation financière que le gouvernement depuis le début des discussions cherche à cacher. Il se fonde sur des prévisions par nature imprécises pour délivrer un message alarmiste et exiger des sacrifices. Ainsi, les documents officiels publiés à l’automne 2018 faisaient état pour 2019 d’un retour du régime général et du Fonds de Solidarité Vieillesse à un déficit inférieur à un milliard pour un montant total des prestations supérieur à 300 milliards. Le déficit réel sera en fait de près de 5 milliards, mais sa cause réside dans les décisions prises pour mettre un terme à la crise des gilets jaunes (défiscalisation des heures supplémentaires, baisse de la CSG) que l’Etat s’est bien gardé de compenser. Le gouvernement impose un report de l’âge de départ  en arguant de l’allongement de l’espérance de vie. Mais comme le taux de chômage progresse avec l’âge et forcer à travailler plus longtemps est absurde et injuste s’il n’y a pas d’emplois. 

Les différents régimes disposent de réserves importantes. Le plus riche rapporté au nombre de cotisants est celui de la banque de France qui a accumulé 5 milliards, soit l’équivalent de dix ans de prestations. L’AGIRC-ARRCO a plus de 65 milliards générant chaque année 2 milliards de revenus. Le fonds de réserve des retraites, géré pour le compte de l’Etat par la Caisse des Dépôts, dispose lui de 36 milliards. Au total, cela fait 160 milliards provenant des cotisations des salariés. On comprend leur inquiétude quand, sous couvert d’universalité et de justice, l’Etat se propose, dans les faits de se les approprier en supprimant les régimes qui les ont collectés. Tout cela contribuera à accroître encore plus le sentiment d’anxiété déjà causé par la précarité croissante de l’emploi et le recul de la protection sociale, phénomènes qui génèrent une épargne de précaution nuisible à la croissance et donc à l’emploi. La colère qui se manifeste aujourd’hui n’est donc pas sans fondements.                          

La France ne traverse heureusement pas une période de guerre civile comme celle que l’on voit sur la fresque de Sienne. Mais la leçon doit être retenue. Gouverner, c’est un vrai métier.

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